André GIRAUD (44)
Cette expérience fut intense, riche et profitable, elle nous a marqués et nous mesurons tout ce qu’elle nous a apporté et combien nous sommes redevables à « Giraud » pour l’évolution de notre carrière. Et pourtant, il s’interdisait, du moins le proclamait-il, d’intervenir directement en faveur de ses collaborateurs directs. Il faisait mieux : il mettait pleinement en oeuvre le précepte chinois : « Si tu rencontres, au bord d’une rivière, un homme affamé, ne lui donne pas un poisson, apprends-lui à pêcher. » Don inestimable, il nous a appris à pêcher et convaincus que nous pouvions être bons pêcheurs.
André Giraud, lors de la présentation au Drapeau de l’École de la promotion 1985. © ÉCOLE POLYTECHNIQUE |
Travailler pour lui n’était pas toujours facile, c’était un homme exigeant, souvent pressé, parfois explosif.
Impatient, non par défaut de caractère, mais par profusion d’enthousiasme : à peine une idée émise, un projet lancé, une recherche amorcée, il voulait immédiatement en connaître les conséquences, les résultats, les possibilités.
Il avait coutume de demander sous quarante-huit heures des résultats exigeant au moins huit jours de travail ; de guerre lasse, car sa vitalité nous submergeait, nous finissions par promettre, et surprise nous réussissions l’impossible, pour retrouver aussitôt la même contrainte, un premier résultat suscitant de nouvelles idées, de nouvelles questions, de nouvelles analyses… Comme il ne voulait pas savoir que ses exigences étaient irréalistes, nous réussissions à les satisfaire. Dans son mandat d’administrateur général du CEA, il ne soulignait qu’un seul apport : un supplément d’enthousiasme.
Si exigeant qu’il fût, il savait, surtout vis-à-vis de jeunes collaborateurs, être indulgent sur les détails pourvu que l’essentiel soit obtenu et comme ses ordres étaient clairs, il était facile de se concentrer sur l’essentiel et d’avancer dans la direction choisie avec la jubilation de ceux qui se savent sur la bonne voie.
Combien de fois n’avons-nous pas entendu cette remarque, accompagnée d’un sourire mi-ironique et mi-complice : « Décidément Monsieur Untel, vous n’avez pas le sens du détail. » Et s’il s’agissait d’un texte, il sortait son stylo pour réécrire, à l’encre bleue, un paragraphe et donner « l’imprimatur ». Il réservait ses vraies colères et ses emportements pour les directeurs de grade élevé, montrant beaucoup plus de compréhension pour les collaborateurs de niveau plus modeste et une mansuétude absolue pour sa secrétaire et son chauffeur. Il avait d’ailleurs érigé en principe un enseignement qu’il s’efforçait de transmettre aux futurs responsables : éviter de sanctionner l’erreur individuelle, l’homme isolé étant faible, mais se défier des groupes de pression qui tirent leur force du nombre.
Surtout jamais n’était réprimandée la sincérité. Dans notre fougue juvénile, il nous arrivait de le contredire vertement : « Mais cela n’a pas de sens ! » Son œil alors commençait par lancer un éclair puis s’adoucissait cependant que, d’une voix de velours, il demandait « Eh bien ! expliquez-moi pourquoi cela ne tient pas debout ! » L’heure de vérité était arrivée : si l’on disposait d’arguments clairs et solides, on survivait ; on ne le convainquait pas nécessairement, mais on obtenait son écoute et son estime.
En vérité, il recherchait de tels contacts, soucieux de disposer d’informations non filtrées ou non édulcorées par les canaux hiérarchiques.
Il était, à tort, jugé centralisateur. En fait, il était convaincu que la démultiplication des centres de décision était performante à condition bien sûr que ceux qui recevaient une délégation assument les conséquences positives ou négatives de leurs décisions, éventuellement de leur désobéissance.
Il pouvait à l’occasion faire preuve, sur tel ou tel sujet, d’une parfaite mauvaise foi, mais si on ne se laissait pas convaincre, il finissait par partir d’un éclat de rire, vous regardait dans les yeux et redevenait sérieux pour déclarer : « Bon, je vais vous dire les vraies raisons de ma décision. » De temps en temps cependant il est arrivé que notre attention soit défaillante, nous subissions alors l’orage – parfois mérité, parfois immérité – modeste prix à payer pour sa confiance, car l’amnistie était rapidement accordée, plus rapidement peut-être quand nous avions totalement tort.
Mais il ne pardonna jamais à ceux qui, retournant leur veste, lui manquèrent de loyauté, lors de l’alternance de 1981. Blessure assez vive pour qu’ensuite, le reflux s’annonçant, il laisse quelques opportunistes se glisser dans les rangs des loyaux.
Jeunes hommes remuants en début de carrière, il nous a profondément marqués et nous a insufflé force et détermination pour nos entreprises ultérieures. Arrivés à l’automne de l’âge nous mesurons pleinement tout ce qu’il nous a apporté, tout ce que nous lui devons. Des voix plus autorisées diront tout ce qu’il a donné au pays ; par-delà le grand ingénieur, le grand administrateur, le grand ministre, nous avons pu apprécier sa qualité d’homme. C’est le modeste témoignage que nous voulions présenter.
Son départ nous laisse un grand vide.