Georges-Yves Kervern (55),
J’eus la chance de le connaître dès la Taupe en 1953 à Ginette, puis à l’X et en Algérie. Mais ce fut surtout notre séjour de préparation militaire à l’école d’artillerie antiaérienne de Nîmes, pendant six mois en 1957–1958, qui nous lia. Dans un contexte politique détestable, une heureuse conjonction astrale avait réuni là une trentaine de sous-lieutenants, tous issus de grandes écoles, et un commandement militaire de qualité. Nous avions du temps et nous logions chez l’habitant. Georges-Yves fut alors intellectuellement déchaîné, brillantissime : il avait toujours face à lui, sur tout sujet, un excellent interlocuteur et se prenait au jeu du débat. Il ressentit plus fortement que jamais à cette époque sa capacité à séduire par l’intelligence.
Un contexte familial
Il m’avait sans doute trop parlé, dès 1953, de sa sœur cadette, Mireille, qu’il adorait. C’est par elle, devenue normalienne, donc parisienne, que j’eus l’honneur d’entrer dans sa famille en 1965. Je dis bien l’honneur car cette famille bretonne était admirable. Beaucoup des qualités de Georges-Yves s’expliquaient par le contexte familial qui l’avait entouré.
Construire des réseaux au service du progrès social
Son intelligence, époustouflante, sa soif de connaissance, son immense culture, littéraire et scientifique, Georges-Yves, quoique ballotté par la vie comme tout homme qui a le courage de ses idées, les mit au service de ses prochains. Très tôt sa méthode fut au point. Dès qu’il pensait se trouver en face d’un concept susceptible de faire progresser la société, il édifiait un réseau d’amis et de connaissances apte à le porter, le préciser, le faire passer dans la pratique et recruter de jeunes éléments. Cette pratique, courante dans le monde des affaires, mais au profit du seul business, Georges-Yves la mettait avec sa ténacité de granit et son aura de haut responsable, au service du progrès social. À son tableau de chasse : l’éthique professionnelle (à l’ACADI), l’éthique des acteurs de la ville (colloque sur ce sujet en 1993), la construction européenne (création d’X-Europe en 1988, promotion, dès le départ, du concept de » Constitution européenne »), la » Ville numérisée » dès 1994, les dangers, les risques, la prévention, le traitement des situations redoutées, notions qu’il clarifia, regroupa et traita sous le concept efficace de » Cindyniques » (vers 1990).
Mettez au service de la Vérité les trésors d’intelligence que l’immense majorité des hommes mettent au service de leurs intérêts
Il nommait avec humour » abus de bien social admissible » le temps et les moyens que, selon lui, les dirigeants devaient consacrer à ce progrès. Au contraire de François Mauriac qui, à la fin de sa vie, se disait encore scandalisé par l’évangile de l’intendant malhonnête, Georges-Yves en avait tiré la leçon à la perfection : » Mettez au service de la Vérité les trésors d’intelligence que l’immense majorité des hommes mettent au service de leurs intérêts. » L’unité de la vie de cet infatigable chercheur de sens et de vérité, on la trouve dans cette audace et ce courage à proposer et à défendre, dès qu’il en était lui-même convaincu par ses réflexions, des concepts nouveau-nés, encore fragiles mais prometteurs.
Michel GÉRARD (55) (son beau-frère)
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Doté d’une intense curiosité Georges-Yves Kervern put ainsi passer de l’économie – qu’il enseigna à de futurs professionnels de cette discipline – à l’aluminium puis à la banque et à l’assurance où il inventa la téléassurance. Son imagination n’étant pas en reste, il se passionna pour les sciences du danger et fut l’un des créateurs des » cindyniques » et du projet Cindynopolis.
Ce nouveau domaine étant à la frontière des sciences du vivant (les sciences » molles ») et des sciences dures (mathématiques, physique, chimie…) il s’intéressa à la biologie et à la théorie de l’évolution qu’il découvrit au contact de grands maîtres à penser (je pense notamment à Henri Atlan) sans perdre la foi comme c’est le cas de nombreux défricheurs de la nouvelle » big science » (appellation que les Anglo-Saxons appliquent désormais à la théorie biologique du vivant).
Il était l’élégance de l’esprit, gageons que notre École y a contribué
Catholique, il resta. Sa connaissance des dernières découvertes scientifiques déplaça peut-être l’horizon de sa foi mais ne la remit jamais fondamentalement en cause.
Un sourire intérieur
Un humour percutant et bienveillant contribuait à son équilibre en lui ouvrant des perspectives inédites. Ce sourire intérieur lui permettait de prendre avec philosophie les nombreux tournants de carrière que lui imposa un système dont il troublait le confort intellectuel. S’il n’atteignit pas les plus hauts sommets de nos grandes technostructures, ce mélange fertile de curiosité, d’imagination et d’humour lui permit de fréquenter d’autres cimes où l’on respire un air différent. Il était l’élégance de l’esprit. Gageons que la pluridisciplinarité de notre École y a contribué.
Bernard Esambert (54)
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Ce qui, à mes yeux, donne un cachet très particulier à la carrière professionnelle de Georges-Yves Kervern, en apparence classique (haute fonction publique, puis rôle de dirigeant dans un grand groupe industriel, puis fonctions de conseil dans des maisons de banque et d’assurance), c’est qu’à chaque étape majeure il exerce les missions qui lui sont confiées dans un esprit et avec un ancrage résolument originaux, cohérents avec ses convictions profondes.
Lors de son passage au cabinet d’Olivier Guichard, ministre de l’Industrie, il est plus spécialement chargé des questions liées au développement international de notre industrie, et déploie sur ces sujets une approche novatrice, très imprégnée déjà de sa foi dans l’Europe, très conquérante aussi comme Georges-Yves l’était lui-même.
Dans son parcours chez Péchiney, qui fut la grande aventure de sa vie professionnelle, les recoupements que j’ai pu faire montrent aussi abondamment la bravoure avec laquelle il défend ses positions souvent visionnaires. C’est lui, par exemple, qui comprend très tôt l’importance que peut avoir pour le Groupe le secteur nucléaire. Cette vigueur dans la mise en oeuvre de ses convictions lui vaut en tout cas, de la part de la plupart des cadres, le respect qu’on doit aux dirigeants combatifs et soucieux de l’avenir de l’entreprise.
Un intellectuel de l’action
Plus tard, à l’UAP, c’est, de l’avis même de ceux qui lui ont fait confiance en l’y faisant venir, l’originalité de son approche des risques qui marque son passage : il prêche, dans un milieu qui n’était pas spontanément préparé à ce message, que le risque n’est pas seulement un aléa statistique : pour lui, la réflexion scientifique sur la nature de ce risque, de son surgissement, de ses modes de prévention a quelque chose d’important à apporter aux assureurs.
On le voit, sous l’apparente diversité des fonctions, sous la non moins apparente complexité de ses activités, on peut déceler une réelle unité : celle d’un combattant, celle aussi d’un intellectuel de l’action.