Relancer la croissance et l’emploi en France et en Allemagne
Il est urgent pour la France de réagir face à sa perte de vitesse économique par rapport à un certain nombre de pays, perte de vitesse dont le chômage est un des révélateurs les plus visibles si ce n’est le plus préoccupant. C’est pour apporter une contribution à la recherche de solutions que McKinsey a mené une étude d’un an sur la France et l’Allemagne1, afin de les comparer aux autres pays développés. Analysant six grands secteurs d’activité2, cette étude montre à la fois que la performance économique des deux pays européens est assez inférieure à celle du pays représentant, pour chaque secteur, la « meilleure référence mondiale » ; et que la France, tout en ayant l’obligation de s’affranchir des entraves qui brident sa croissance, peut trouver des solutions qui ne soient pas en contradiction avec une politique de justice sociale.
Notre étude a voulu éclairer les causes des différences de performance entre les pays développés, et faire ressortir le coût économique de certaines politiques économiques et sociales. Ses principales conclusions sont les suivantes :
- La performance économique française est inférieure aux meilleures références mondiales. À parité de pouvoir d’achat, la France produit dans les six secteurs étudiés 40 % de moins de biens et de services par habitant ; le niveau d’emploi par personne en âge de travailler est inférieur de 25 % ; et la productivité du travail est 20 % moins élevée.
- Les faits montrent qu’il est possible de conjuguer une productivité de « classe mondiale » avec un niveau d’emploi élevé. Dans cinq des secteurs étudiés sur six, le pays qui affiche la productivité la plus importante affiche aussi le meilleur niveau d’emplois. Par exemple, les services informatiques, aux États-Unis, ont un niveau d’emplois (qualifiés) par habitant supérieur d’environ 50 % à la France et l’Allemagne.
- Les réglementations sectorielles, en freinant la recherche de gains de productivité, constituent les principales entraves à la croissance. Elles limitent en effet la concurrence et n’incitent pas les entreprises à s’améliorer. Ce phénomène, conjugué à la faiblesse générale des structures de « gouvernement d’entreprise » (État-actionnaire et participations croisées), diminue la nécessité d’innover et d’améliorer les processus de production. Il en résulte une productivité plus faible et, par effets induits, une croissance globale plus lente.
- Le niveau relatif élevé du coût minimum du travail additionné à certaines réglementations sectorielles fait directement obstacle dans de nombreux cas au développement de la production et de l’emploi. Le redéploiement des travailleurs peu qualifiés est rendu presque impossible par le coût élevé du SMIC, ce qui entraîne une véritable « psychose » des salariés vis-à-vis des gains de productivité.
- Il paraît possible d’améliorer simultanément la performance économique et sociale. D’une part, en découplant la politique à caractère économique de celle qui a des objectifs sociaux, c’est-à-dire en utilisant en particulier la politique fiscale – plutôt que des réglementations perturbant le développement de l’offre et le fonctionnement des marchés – pour compenser les conséquences sociales indésirables des déréglementations. D’autre part, en incitant plus et mieux à la création et au développement d’entreprises.
De manière intéressante les conclusions de notre étude, dont nous donnons un aperçu dans cet article, sont assez similaires pour la France et pour l’Allemagne.
Une performance économique moins forte que d’autres pays développés
Le retard de production français et allemand (40 %) par rapport au pays représentant la meilleure référence mondiale s’explique à la fois par le niveau d’emploi plus faible (35 %) et par la productivité inférieure (20 %). Si, il y a vingt ans, le nombre d’heures travaillées par travailleur par an était équivalent en France et aux États-Unis, aujourd’hui notre pays affiche 300 heures de moins.
Ce qui, automatiquement, induit moins de production, donc de richesse… donc finalement d’emplois. Le faible niveau d’emploi français est loin d’être uniquement dû au pourcentage de chômeurs. Autre constatation, l’écart de production et d’emploi provient essentiellement des secteurs non manufacturiers, c’est-à-dire surtout des services marchands, dont le nombre d’emplois a décliné d’environ 20 % en France et en Allemagne depuis les années 70, alors qu’il a augmenté de près de 40 % outre-Atlantique.
En matière de productivité du travail le retard de 20 % de la France, que révèlent nos études sectorielles, peut paraître contradictoire avec les données habituelles. Nos calculs se sont efforcés de prendre en compte les fortes disparités existant entre marchés du travail : aux États-Unis un nombre important d’emplois peu qualifiés ont été créés récemment, alors que la France en supprimait, ceci a provoqué un « mix » d’emplois très différent qui a « gonflé » artificiellement le taux de productivité de la main-d’oeuvre dans notre pays – tout en accentuant les chiffres du chômage.
Il est important de noter qu’outre-Atlantique, les nouveaux emplois ne sont pas cantonnés au bas de l’échelle, plus de 80 % de ceux qui ont vu le jour entre 1990 et 1995 dans les services se situent nettement au-dessus du niveau médian des salaires.
Des entraves puissantes même involontaires
Notre analyse sectorielle montre que le niveau de performance français et allemand résulte, d’une part, d’entraves aux gains de productivité (moteur de la croissance), d’autre part, d’obstacles réglementaires directs à la production et à l’emploi. En supprimant dans chaque secteur ces entraves et obstacles, on obtiendrait deux effets : amélioration de la performance du secteur concerné et renforcement, par des effets induits, de l’ensemble de l’économie.
Dans les six secteurs que nous avons étudiés, sauf l’automobile, le pays dont la productivité est la plus élevée se classe également au premier rang en matière d’emploi. Supprimer tout ce qui entrave l’amélioration des processus de production apparaît donc comme le moyen privilégié de favoriser l’économie. Car, obtenue grâce à des produits et services innovants, cette amélioration permet d’accroître la production et, simultanément, le nombre des emplois qualifiés. Bien sûr, la modernisation des processus tend à réduire l’emploi, mais elle permet aussi de diminuer les prix, ce qui entraîne une nouvelle demande de produits et services, nécessitant la création d’emplois, surtout dans les services.
Le déficit de productivité des deux pays européens résulte essentiellement du fait que leurs entreprises sont moins innovantes et ont des processus de production moins performants. Ceci parce qu’elles sont moins aiguillonnées par la concurrence (protection des réglementations sectorielles) et par les actionnaires (faiblesse des structures dites de » gouvernement d’entreprise »). En revanche, les réglementations du marché du travail et les différences dans l’environnement fiscal et macro-économique semblent compter beaucoup moins dans les écarts de productivité. Par exemple, dans l’automobile ce sont les entraves explicites ou implicites aux importations et aux investissements étrangers directs, pour protéger les constructeurs européens, qui contribuent à un écart d’environ 45 %.
D’autre part, le coût plus élevé pour les entreprises du salaire minimum apparaît comme un des facteurs pesant le plus sur le niveau d’emploi – en 1995 ce coût ne représentait aux États-Unis que 55 % du niveau français – d’autant qu’il s’ajoute souvent à des réglementations restrictives.
C’est tout à fait flagrant dans la distribution. Un magasin équivalent emploie en France 15 % moins de salariés qu’aux États-Unis, tout en offrant à sa clientèle un niveau de service restreint. Chez Toys “R Us, la différence atteint près de 30 %. Et la réglementation très restrictive des implantations commerciales, en faisant augmenter le coût des terrains, pèse directement sur l’activité. Au total, cet ensemble de coûts plus lourds freine aussi l’apparition de « formats » commerciaux novateurs, à fort niveau de service.
Enfin, on constate qu’un secteur peut souffrir des obstacles entravant l’amélioration de la productivité ou le développement de l’activité d’autres secteurs économiques. En France les services informatiques, avec 20 % de moins de main-d’oeuvre et une productivité 30 % inférieure à celle des États-Unis, pâtissent du peu de dynamisme de l’ensemble du secteur des services. En particulier, les dépenses externes en technologies informatiques des institutions financières (télécoms et transports) sont presque deux fois moins élevées par habitant. Supprimer les entraves dans nombre de secteurs aurait donc des effets induits très positifs sur d’autres, en particulier ceux des services.
Dynamiser la performance économique sans délaisser les objectifs sociaux
Beaucoup des réglementations mises en place dans un souci de protection sociale étouffent la croissance économique et l’emploi, et vont donc à l’encontre des effets recherchés. Elles n’incitent ni au renouvellement des processus de fabrication, ni à l’innovation en matière de produits et services, ni, souvent, à la création et au développement rapide d’entreprises.
On le constate à la fois : pour le coût élevé du salaire minimum, qui freine la création d’emplois peu qualifiés et maintient ceux qui pourraient les occuper hors du circuit économique ; pour l’accès universel aux infrastructures et services de base – tels que, chéquier gratuit, produits d’épargne subventionnés, ou abonnement téléphonique à prix très bas (ce dernier, par exemple, engendre un prix élevé des communications qui limite l’utilisation du téléphone, surtout pour les plus démunis) ; et pour le maintien d’emplois à tout prix (automobile, distribution traditionnelle, etc.) qui à terme s’avère très coûteux et pernicieux.
Il existe toutefois une possibilité réelle de réformes grâce à un découplage des politiques économique et sociale. On peut en effet réaliser les déréglementations sectorielles nécessaires et donner plus de flexibilité aux marchés du travail et des capitaux, tout en compensant grâce à des mesures sociales spécifiques et ciblées – comme un impôt négatif en contrepartie de l’abaissement du salaire minimum dans certains secteurs, ou une aide aux plus défavorisés pour leur abonnement téléphonique.
En outre, il paraît nécessaire, face à un environnement français moins propice à la prise de risque et à l’esprit d’entreprise, et moins concurrentiel, de stimuler la création et la croissance d’entreprises, en particulier de haute technologie. Il s’agit surtout de pallier un certain nombre de « carences ».
D’une part, permettre au monde universitaire et à celui des entreprises de travailler plus ensemble, par exemple en améliorant la mise en valeur de la recherche appliquée, en facilitant la création d’entreprises à partir de brevets développés dans les laboratoires publics, ou en orientant beaucoup plus les cursus des écoles d’ingénieurs vers la création d’entreprises et les techniques de management.
D’autre part, développer un capital-risque plus efficace, en particulier en poursuivant les efforts d’ouverture des marchés financiers européens aux jeunes entreprises – Nouveau Marché, EASDAQ – et en corrigeant certains aspects fiscaux décourageants, spécifiquement pour les stock-options.
L’adaptabilité et la flexibilité sont aujourd’hui les maîtres-mots des économies florissantes. Certains pays, les États-Unis en tête, ont créé des milliers d’emplois à valeur ajoutée dans les secteurs de pointe et dans l’ensemble des services au cours des dernières années, grâce à un environnement économique et financier suscitant et récompensant l’esprit d’entreprise et la prise de risque. La France doit mettre en place un cercle vertueux, aussi bien en stimulant l’innovation partout (dans les processus, les services, les produits) qu’en assurant la croissance du secteur des services marchands. Au risque de voir l’exode de ses plus brillants cerveaux et de ses entrepreneurs les plus dynamiques s’accentuer, et de manquer la révolution de l’information et des services qui va façonner le troisième millénaire, notre pays doit supprimer les entraves qui brident son économie.
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1. Étude intitulée Supprimer les entraves à la croissance et l’emploi en France et en Allemagne, publiée en avril 1997 par le McKinsey Global Institute, organisme d’analyse et de recherche macro-économique de McKinsey.
2. Automobile, banque de réseau, distribution, logement, services informatiques, télécommunications.