Agriculture, fiscalité et environnement (à propos d’un débat organisé par le groupe X‑Environnement)
Une séance de débats a été organisée par X‑Environnement le 14 février 1996 au sujet de l’incidence sur le comportement des agriculteurs des modalités de la Taxe foncière sur les propriétés non bâties (TFPNB).
Avant d’en aborder le compte rendu, il n’est pas inutile d’évoquer les causes générales de l’évolution des activités agricoles, non compris la sylviculture, et l’ensemble des dispositions fiscales et sociales applicables.
La richesse écologique du territoire français métropolitain tient pour beaucoup aux pratiques culturales traditionnelles. Le travail des paysans a façonné des paysages qui nous paraissent agréables et permis une biodiversité remarquable. Mais un bouleversement considérable est intervenu depuis un demi-siècle ; l’on peut craindre qu’il n’entraîne un appauvrissement écologique des milieux constituant le territoire agricole.
Ce risque tient notamment :
- à l’intensification des cultures par une simplification des écosystèmes ;
- à la réduction des surfaces toujours en herbe et des zones humides, sources de variété dans la mosaïque du territoire ;
- à l’abandon de l’entretien par l’agriculture d’une part croissante du territoire, le développement anarchique de la végétation des friches s’avérant souvent défavorable à de nombreuses espèces.
Cette évolution, préoccupante, ne traduit pas une volonté délibérée de « productivisme » débridé, mais un simple souci des agriculteurs d’essayer de vivre convenablement de leur activité, exigence que l’on trouve légitime de la part d’autres catégories socio-économiques. Par ailleurs, il ne faudrait pas oublier qu’il convient en fait de concilier, et non d’opposer, l’objectif général de recours aux ressources renouvelables conduisant à essayer de tirer le meilleur parti de la photosynthèse et la nécessité de ne pas compromettre le dynamisme de la nature.
Si l’on raisonne en ingénieurs, et non en idéologues, il convient de mieux cerner les motifs qui amènent les agriculteurs à des pratiques que l’on estime défavorables à la protection de la nature. À partir de cette analyse, il sera possible d’envisager les dispositions sociales, économiques et fiscales susceptibles de faire évoluer ces comportements.
Le facteur dominant est constitué par l’exigence de la société moderne de ne consacrer à son alimentation qu’une fraction de plus en plus réduite de ses revenus, ce qui permet la satisfaction d’autres besoins, et d’y inclure une part croissante de valorisation industrielle. Ce choix paraît difficilement réversible, sauf à espérer le développement d’exigences de qualité des produits agricoles.
Les modalités de la nouvelle politique agricole européenne, qui fait de l’agriculture une activité en partie administrée, sont évidemment déterminantes pour le comportement des agriculteurs. On peut déplorer que les objectifs de protection de la nature ne soient que marginalement pris en compte et regretter notamment certaines modalités défavorables au pâturage extensif. Cela mériterait de longs développements. Mais, au moins à court terme, les pouvoirs publics nationaux ne disposent guère de possibilités d’infléchir ces dispositions, décidées dans le contexte d’une guerre économique internationale.
Il n’en est pas de même pour les dispositions fiscales spécifiques, de la compétence des États.
Imposition des bénéfices agricoles
Les exploitants agricoles, sauf le cas de certaines sociétés non familiales soumises à l’impôt sur les sociétés, sont assujettis à l’impôt sur le revenu dans la catégorie des bénéfices agricoles. Le régime du bénéfice réel, normal ou simplifié, applicable pour un chiffre d’affaires supérieur à 500 000 francs, concerne une proportion croissante des exploitations. Mais plus de la moitié, représentant environ le tiers du revenu global et près de 40 % de la surface, est encore imposable sous le régime du « forfait collectif agricole ». Ce système, très complexe, permet, sur la base d’une exploitation type par région fiscale, de fixer des revenus fictifs unitaires applicables aux éléments physiques de chaque exploitation.
Dans ce cas, qui est encore très loin d’être marginal, l’impôt sur les bénéfices constitue une charge fixe, qui, malgré quelques ajustements, ne tient pas compte de l’intensité de l’exploitation. Ce régime est donc défavorable à l’extensification.
Cotisations sociales
Les cotisations sociales sont maintenant basées sur le revenu fiscal, comme pour les autres catégories de non-salariés. Elles ne constituent donc plus, théoriquement, une charge fixe, comme dans l’ancien système basé sur le « revenu cadastral », complété par des « équivalences ». L’assiette des cotisations, malgré des écrêtements temporaires, devrait donc être devenue neutre vis-à-vis de l’intensification.
Malheureusement, il n’en est pas ainsi lorsque ce revenu fiscal est évalué à partir d’un forfait collectif. La surface concernée est certes plus faible que pour l’impôt sur le revenu en raison des seuils d’affiliation et de l’exclusion des « exploitations de subsistance » gérées par des retraités, mais elle n’est pas négligeable.
Fiscalité locale
Les constructions à usage agricole ne sont pas imposables au titre de l’impôt foncier sur les propriétés bâties. Il n’existe pas de taxe professionnelle pour les exploitants agricoles. La fiscalité locale ne concerne donc que le revenu de la propriété et non l’activité.
La taxe foncière sur les propriétés non bâties : débat du 14 février 1996
Lors de cette réunion organisée par le groupe X‑Environnement, trois personnalités compétentes : M. Dominique de La Martinière1, M. Jean-Paul Nobécourt2 et M. Guillaume Sainteny3 nous ont fait part de leurs constats et de leurs idées sur les améliorations possibles.
M. de La Martinière rappelle que la TFPNB, depuis sa création en 1790, est, par nature, un impôt local sur le revenu de la propriété du sol, à la charge des propriétaires4. Il est donc normal que son montant ne tienne pas compte du caractère plus ou moins intensif de l’exploitation. Son assiette, 80 % du « revenu cadastral », se réfère à la valeur des baux de fermage constatée dans la région selon des groupes de nature de culture lors des révisions générales.
Ce caractère de charge fixe encourage l’intensification, sur le « modèle beauceron ». Son montant relativement élevé, en forte croissance alors que la valeur vénale a considérablement baissé, est une des causes d’abandon de terrains avec les pertes de biodiversité qu’illustre, par exemple, le cas de la « Venise verte ». D’autre part, les références sont anciennes et ne tiennent pas compte d’une baisse relative de la valeur des prés et zones humides, par rapport aux terres cultivées ; il en résulte un encouragement à la mise en culture par retournement de prairies et assèchement des marais.
M. Sainteny indique qu’une politique d’éco-fiscalité en vue « d’internaliser les coûts externes » nécessite des taux élevés et une assiette étroite pour décourager les comportements nuisibles à l’environnement. Le niveau des prélèvements obligatoires ayant en France atteint ou dépassé le niveau de tolérance, il est alors indispensable, comme l’a fait la Suède, d’opérer un transfert entre impositions. La suppression récente de l’exonération trentenaire pour dessèchement de marais constitue un progrès, mais on est loin d’inciter efficacement, par des mesures globales, à des comportements protecteurs de l’environnement.
Il montre, en présentant des tableaux de comparaison établis par le Conseil des impôts pour 1984, que le capital foncier non bâti est surimposé par rapport au foncier bâti et aux valeurs mobilières. D’autre part, le patrimoine naturel est beaucoup moins bien traité que le patrimoine culturel bénéficiant d’importantes exonérations. Le niveau relatif des revenus cadastraux pénalise les espaces écologiquement les plus riches et n’incite pas à utiliser des méthodes culturales protectrices.
M. Nobécourt évoque la forte tendance à la spécialisation par bassin de production, le développement des élevages hors sol, non pris en compte dans l’assiette de la taxe foncière, et l’augmentation considérable de productivité : la population active agricole ne représente plus, pour une production globale supérieure, que 5 % de la population active, contre 30 % en 1946. Il n’y a presque plus de concurrence agricole sur le foncier et la proportion de la surface dont l’entretien ne peut plus être assuré par l’activité agricole devient considérable (en Savoie, par exemple, elle pourrait atteindre 50 % dans quelques années). Le bouleversement des valeurs foncières dû à de nouvelles activités touristiques, non pris en compte dans les valeurs locatives, accentue l’incidence de la taxe foncière sur la tendance à l’abandon.
Il estime que les disparités de la fiscalité locale, outre leur effet sur la mise en valeur agricole, accroissent les difficultés de maintien d’une agriculture périurbaine, par insuffisance de taxation des terrains à bâtir ; elles incitent les communes à favoriser les usages économiques non agricoles, producteurs de taxe professionnelle, au détriment du maintien en l’état naturel.
La deuxième partie de la réunion porte sur les améliorations envisageables.
Pour M. de La Martinière, la taxe foncière sur les propriétés non bâties repose sur des bases incohérentes et son produit global est très faible, équivalant à 0,2 points de TVA. Mais sa suppression ne laisserait plus aucune autonomie aux communes rurales. Elle devrait être remplacée par une autre taxe, qui aurait d’autres défauts. On peut certes améliorer le système actuel, mais la modification de la fiscalité et des mécanismes de compensation liés à la décentralisation est délicate et d’une efficacité limitée, notamment pour obtenir une reconquête des zones dégradées.
M. Nobécourt estime que l’utilisation des mécanismes fiscaux et d’aides financières pour limiter les risques d’abandon de l’entretien ne peut être efficace que dans le cadre d’opérations locales concertées de gestion de l’espace.
M. Sainteny préconise la mise en oeuvre de la révision des valeurs locatives, le rapprochement entre les régimes fiscaux du bâti et du non-bâti et, surtout, du patrimoine naturel et du patrimoine culturel. De toute façon, la taxe sur les propriétés non bâties lui paraît inadéquate et ses possibilités trop faibles pour permettre de financer le minimum d’équipements indispensables en zone rurale. Il faudra trouver d’autres ressources et faire en sorte que les communes qui font des efforts de protection ne subissent pas une baisse de leurs ressources fiscales.
Les remarques des participants ont surtout porté sur l’incidence des orientations générales de la politique agricole et sur les difficultés résultant du mélange de problèmes et de situations très hétérogènes, en raison notamment d’une volonté de maintenir l’unicité de l’agriculture.
Le débat s’est conclu sur le constat que la prise en compte de l’environnement ne saurait résulter de seules mesures fiscales, mais d’une meilleure cohérence de l’ensemble des modalités d’intervention des pouvoirs publics, sans négliger les objectifs économiques et sociaux.
Tentatives de réforme de la taxe foncière sur les propriétés non bâties
En complément de ce compte rendu sommaire, pour illustrer les difficultés de réforme de la taxe foncière, il est intéressant de constater les suites données actuellement à la loi du 30 juillet 1990 sur la fiscalité locale, qui visait notamment à remédier à certains défauts, dont le débat d’X-Environnement a souligné la nocivité.
Cette loi prescrivait d’abord une révision générale de l’assiette pour tenir compte de l’évolution contrastée des valeurs selon les natures d’utilisation des sols. Elle a été terminée en 1992. Ses résultats n’ont pas encore été mis en application, la transparence dans ce domaine n’étant probablement pas du goût de tous les intéressés.
Dans son article 48, cette loi prescrivait la présentation de simulations, ce qui a été fait fin septembre 1992, pour pouvoir choisir entre deux hypothèses :
- soit l’inclusion dans l’assiette de la TFPNB d’une équivalence de surface pour les élevages hors sol ; le rapport conclut à une forte charge pour ces élevages, actuellement dispensés de tout impôt local, et à une faible baisse moyenne pour les exploitations de polyculture-élevage ;
- soit le remplacement de la taxe foncière par une taxe sur la propriété et une taxe sur l’activité agricole assise sur la valeur ajoutée de l’exploitation, alors que la taxe professionnelle ne s’applique pas actuellement à l’agriculture ; le rapport souligne les difficultés d’évaluation et conclut à une forte augmentation pour les vergers et cultures spéciales, tandis que la baisse demeure modeste pour les autres cas.
Est-ce manque d’imagination des services fiscaux, désir de maintenir l’unité factice du monde agricole ou crainte que l’intensité du mécontentement d’une minorité ne soit pas compensée par une faible satisfaction de la majorité, toujours est-il que ces intentions n’ont pas donné lieu à de nouveaux débats parlementaires.
L’environnement, un objectif ignoré par la fiscalité agricole
Il n’est fait aucune allusion à des objectifs d’environnement dans les rapports d’évaluation précités.
Un autre exemple montre que le souci d’obtenir un comportement des agriculteurs plus conforme aux objectifs de protection de la nature par une adaptation de la fiscalité agricole est très limité.
Un dégrèvement progressif de la part départementale de la TFPNB, compensé par l’État, avait été décidé à partir de 1991 pour les prairies et landes. Outre son intérêt pour tenir compte de l’évolution des différences de revenu, il présentait l’avantage de contribuer au maintien des surfaces en herbe, dont la diminution est une des principales préoccupations pour la protection de la nature.
Or, cette mesure a été remplacée par un dégrèvement, compensé, pour la totalité des terres agricoles, quelle que soit la nature de culture, de la part régionale à partir de 1993 et de la part départementale, en totalité à partir de 1995. Cette disposition, importante puisqu’elle entraîne une baisse des taux globaux pouvant aller jusqu’à 30 à 40 %, a été prise dans un but économique et social. Mais il n’existe plus d’avantage différentiel favorable à l’environnement.
L’adaptation de la fiscalité agricole est certes délicate, et d’une efficacité limitée pour orienter le comportement des agriculteurs en vue d’une meilleure protection de la nature, mais on constate surtout qu’un tel objectif n’est nullement pris en compte.
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1. Ancien directeur général des impôts, ancien président du Parc régional du Marais Poitevin, conseiller régional Poitou-Charentes, membre de l’association « Sol et civilisation ».
2. X 65, directeur départemental de l’agriculture et de la forêt de Haute-Savoie, président sortant du club des DDAF.
3. Auteur d’un rapport au ministre de l’Environnement en 1991 sur la fiscalité des zones humides en France, auteur de Fiscalité des espaces naturels (1993), directeur adjoint du cabinet du ministre de l’Environnement (s’exprimant à titre personnel sans engager le Ministère).
4. Ce qui ne veut pas dire que les fermiers, qui exploitent 60 % de la surface agricole utile, ne sont pas concernés par le biais de certains remboursements, les révisions de baux et la non-opposition de bailleurs à certaines transformations de la nature de culture.