HOMMAGE À DESCARTES (IV)
Avant-propos
Avant-propos
Prions d’abord le lecteur de bien vouloir excuser l’interruption de cette série d’articles(*) consacrés à Descartes, programmée il y a juste un an, en lui faisant observer que la clôture de la célébration en 1996 du quadri centenaire de sa naissance n’a pas encore mis fin à l’édition qu’elle a suscitée. Renonçant pour notre part à un premier texte trop hâtif, nous avons eu le loisir d’en préparer un second, plus conforme à l’objectif et à l’esprit initialement prévus.
La philosophie de Descartes, qui marque, dans l’histoire de la pensée, la ligne de partage des temps, ne se résume guère en quelques pages. Contrairement à certaines idées reçues, elle est complexe et diversifiée, touchant la plupart des secteurs actuels d’éclatement de la philosophie, offrant aux spécialistes une riche manne thématique propice à des essais et thèmes sans nombre, toute une marée montante d’écrits où se noie vite l’enquêteur lambda. Bien rares sont les synthèses1 susceptibles de mieux éclairer nos compatriotes, captifs de vieux clichés sur un nom porteur d’ambiguïtés.
Que dire aujourd’hui du cartésianisme ?
Pour les uns, archétype de la rigueur intellectuelle, pour les autres, synonyme d’un rationalisme étroit, borné, déconnecté de la réalité… Que penser de l’invocation du patronage « cartésien » à propos de tout discours marqué par une certaine suite dans les idées, ou « cartésienne » susceptible de provoquer une protestation indignée : « Mais quelle horreur ! » (sic).
Venons-en à notre propos. Historiquement, le fait est là, indéniable : notre philosophe réalise l’exploit de rendre vie à une réflexion philosophique anémiée, en panne, à la soustraire au magistère de la scolastique, enfin à redéployer son audience. Sa « nouvelle philosophie » crée une dynamique lui suscitant des émules prestigieux, unanimes à reconnaître leur dette envers lui, tout en prenant le contre-pied de sa doctrine, mais n’est-ce pas dans la nature du jeu philosophique où chaque époque se croit porteuse d’une lumière nouvelle, faisant sortir l’esprit humain des ténèbres laissés par la précédente.
Comment dès lors s’étonner si l’aîné des philosophes modernes, à la charnière de deux mondes, encore marqué à son insu par l’ancien, ait été une cible privilégiée ; tour à tour encensé, oublié, vilipendé mais aussi périodiquement « revisité ? comme l’an passé avec un regard plus ouvert et objectif. Il est certes facile de dénoncer le dogmatisme et les archaïsmes d’une doctrine qui, comme tant d’autres, n’a plus d’adeptes en son état d’origine, mais une chose est d’en prendre conscience, une autre très arbitraire, de faire endosser à notre philosophe certains de nos travers, comme si chaque époque ne l’avait, soit ignoré, soit recréé à sa convenance.
En réalité c’est un peu toute la philosophie qui est en question après tant de chemins explorés n’ayant mené nulle part sinon parfois à des précipices. L’heure est venue, pour elle, de l’humilité d’une réflexion sur les sources du malaise existentiel de notre époque, car c’est bien l’homme tout entier qui est devenu question. Mais c’est là évidemment un tout autre sujet.
Terminons sur un avertissement au lecteur. Il est difficile « d’accrocher » à la philosophie de Descartes, très marquée par la problématique religieuse de son temps qui n’éveille plus guère d’écho aujourd’hui, sans une initiation minimale à l’histoire de la philosophie, axée, dès son origine en Grèce, sur la quête d’une vérité au-delà de la condition humaine. Le problème majeur dominant la pensée occidentale devint cette irruption de l’idée de Dieu, de « l’un », qui s’était imposée depuis Platon, l’emportant sur celle du monde. Les yeux des philosophes se sont alors fixés pendant deux mille ans sur « l’âme humaine » et sa relation avec Dieu.
Prévenons donc le lecteur, qui aurait pris du champ avec la philosophie, du parti délibérément adopté ici, renouvelé des précédents articles de remettre l’oeuvre métaphysique de notre philosophe dans une perspective longue, privilégiant l’histoire mouvementée des turbulences aux confluents des héritages, gréco-latin d’une part, judéo-chrétien de l’autre. C’est bien en effet sur cet arrière-plan qu’il faut situer les Méditations de Descartes, son oeuvre philosophique majeure, objet d’un prochain article. Espérons que le lecteur ne jugera pas inutile ou surréaliste cette plongée dans le passé.
I – Du savant au philosophe
Enchaînons ce nouveau propos sur les deux articles précédents.
Le regain d’intérêt porté aux mathématiques, déjà perceptible au XVIe siècle (la Renaissance italienne d’une part, la Réforme de l’autre) avait amorcé un retour historique en faveur des éléments platoniciens de la philosophie. La méthode consistant à combiner dans l’alternance, les ressources du raisonnement logique et des mathématiques à la voie expérimentale, si bien illustrée au début du XVIIe siècle par Galilée, ne pouvait manquer de poser tôt ou tard le problème du rôle de la philosophie dans ce mouvement irréversible.
Le projet des philosophes du XVIIe siècle est certes, comme il a été dit, de dégager « l’humaine philosophie » de la stérilité de l’aristotélisme, paradoxalement conforté par la philosophie thomiste qui, voulant l’endiguer, s’était, par la suite, laissée dépasser par lui (comme nous le verrons), mais il vise en réalité bien au-delà :
- Remettre à plat l’art de penser, le refondre et mettre sous son contrôle « l’agir humain » (selon l’analyse moderne faite par Michel Foucault).
- Il est, comme l’annonçait déjà sans détours l’aîné de ses philosophes Francis Bacon dans son Novum Organum2, de « purifier définitivement l’intelligence de ses idoles » en commençant par ne plus amalgamer les pensées de l’homme et celles prêtées à Dieu, en d’autres termes, établir une rupture complète entre le champ des sciences de la nature laissé aux philosophes et celui des choses divines issu de l’Écriture, laissé aux théologiens. Il ne faut d’ailleurs voir dans cette prise de position que le rebondissement d’un débat, vieux de cinq siècles, et sans cesse ajourné, au sein même de l’Église.
Les protagonistes de la nouvelle physique sont donc implicitement d’accord pour mettre Dieu entre parenthèses. Ce n’était pas que ces premiers savants, au sens moderne du mot, soient des sceptiques, étant au contraire des chrétiens animés d’une foi sincère, mais la prudence les incitait à mettre la science naissante à l’abri des disputes théologiques, crainte justifiée comme devait le révéler en plein XVIIe siècle l’affaire Galilée. Nous avons vu qu’elle met dans un grand embarras Descartes, brouille son projet de cosmogonie remis à plus tard.
On ne prête pas d’ordinaire assez d’attention au fait que son projet s’écarte délibérément de cette ligne consensuelle :
Dans le manifeste que constitue son Discours, il propose une méthode, inspirée des mathématiques, dont il rêve d’élargir les bases (la mathematica universalis de ses Regulae) à tous les domaines de la connaissance.
Il apparaîtra bientôt que ce moment de l’histoire marque la naissance d’une fracture entre rationalisme scientifique d’une part, promu par Galilée, Bacon, Peiresc, Mersenne, Roberval, Pascal, Newton… et rationalisme philosophique, promu par Descartes, chef de file d’une lignée de philosophes tels que Malebranche, Spinoza, Leibniz, Kant… qui, dans leurs tentatives originales de poursuivre son dessein, prendront tour à tour conscience de ses obstacles3. Le piège où s’était laissé prendre à son insu Descartes dans ses Principes de philosophie n’avait-il pas servi d’avertissement.
Que Descartes, « homme de science », ait en effet accordé une confiance excessive aux « idées claires et distinctes », ait, à plusieurs reprises, outrepassé leur usage bien tempéré dans les sciences de la nature, s’efforçant à contresens d’en chercher les « causes premières », dans l’espoir de faire l’économie d’une observation minutieuse des phénomènes naturels, on ne saurait en disconvenir.
Autant la connaissance, conçue comme validité d’images et d’idées intuitives, s’avérait une clé bien chimérique pour faire tourner les serrures du Cosmos (pensons, par exemple, aux « tourbillons ») autant cette même tournure d’esprit, conjuguée à une rare maîtrise dialectique, allait se révéler efficace (en dehors de tout jugement de valeur) pour faire subir à la philosophie une volte-face complète.
Le philosophe, « l’honnête homme » de la Renaissance, assez bien incarné en France par Montaigne, s’en remettait d’abord au monde « Temple très saint dans lequel l’homme est introduit » (Essais) du soin de l’instruire, lui inspirer la sagesse, élever son esprit en lui renvoyant l’image de Dieu. Cet humanisme renaissant n’allait pas, comme nous l’avons vu, sans puiser volontiers aux sources antiques du stoïcisme et du néo-platonisme.
C’est une tout autre version que propose Descartes : le monde, constitué seulement de matière (le « vide » n’ayant pas d’existence à ses yeux) mise une fois pour toutes en mouvement, abandonnée ensuite aux lois de sa conservation, doit être complètement désacralisé. Ce n’est plus la nature qui est sainte mais seulement l’esprit de l’homme où est imprimée l’image de Dieu dont l’idée d’infinie perfection est innée en lui, l’esprit de l’homme voulu absolument libre par son créateur (et même assez libre pour lui dire non). En sa providence, Dieu a doué l’homme de raison pour prendre la mesure de ses imperfections et de volonté pour répondre à son appel.
- En opérant ce retournement au profit du monde des idées, Descartes renouait avec l’idéalisme platonicien.
- En se détournant du monde sensible pour chercher dans l’intériorité de son « moi » l’image de Dieu, il renvoyait à saint Augustin.
La greffe de la « Nouvelle Philosophie » n’aurait probablement pu réussir si elle n’avait été en phase avec le courant de rénovation de la pensée religieuse qui s’accomplit au XVIIe siècle, « augustinien » par excellence, surtout en France où tout esprit bien éduqué est plus ou moins nourri des Confessions ou de La Cité de Dieu. La plupart des contemporains de Descartes ont cru voir, dans sa philosophie, l’écho fidèle de la pensée du saint évêque d’Hippone qui avait su concilier intelligence et foi chrétienne, opérer une heureuse synthèse entre l’idéalisme platonicien (dont il avait subi l’influence dans sa jeunesse) et l’héritage judéo-chrétien alors au bord de l’effondrement au Ve siècle.
Si cette rencontre semblait apparenter Descartes au prestigieux Père de l’Église, elle n’en masquait pas moins de sérieuses divergences entre deux visions anthropologiques, le « moi » de Descartes et celui d’Augustin (sujet du verbe « croire ») se situant à des niveaux distincts comme nous le verrons. On n’a pas manqué de faire grief à Descartes de sa fidélité au modèle ancien, d’une philosophie prétendant englober la totalité des sciences, autrement dit, de ne pas avoir compris la révolution épistémologique en cours, celle d’une méthode scientifique autonome, dispensée de chercher ses fondements dans la métaphysique.
On peut l’admettre mais de là à suivre le verdict d’un anticartésien contemporain4, considérant Descartes comme le dernier philosophe médiéval, nous ne comprenons plus car c’est ouvrir un tout autre débat dépassant la personne de Descartes. Peut-il se dire philosophe, celui qui entendrait s’en tenir au strict usage de la méthode scientifique ? Avant comme après Descartes, le fondateur d’un « système philosophique » part en général d’une science qui lui est familière (Descartes : les mathématiques) dont il fait le tremplin d’une réflexion élargie. Telle est bien la tradition que Descartes se risque à perpétuer :
- Pascal est le premier à dénoncer sans appel « Descartes inutile et incertain » mais n’estime-t-il pas par ailleurs que « Toute la philosophie ne vaut pas une heure de peine ? »
Descartes est condamné en 1663 par la très conservatrice Sorbonne et mis à l’index. - Les philosophes des « Lumières », nous l’avons dit, ne voient dans le cartésianisme que chimères et survivances de superstitions religieuses.
- En revanche, au siècle suivant, on sacre enfin Descartes comme le « Père de la modernité ». Victor Cousin, qui préside durant la période orléaniste aux destinées de l’Université française et par ailleurs ami de Hegel, considère Descartes comme un « philosophe chrétien ».
- Au XXe siècle, les tenants les plus radicaux du renouveau thomiste le récusent, parfois avec véhémence comme Maritain qui voit en lui un nouveau Luther.
On pourrait multiplier les exemples sur le « cas Descartes », archétype depuis trois siècles et demi, en France, du philosophe à mode changeante, diviseur d’opinion.
« La première chose que je trouve ici digne de remarque est de voir que M. Descartes établit pour fondement et premier principe de toute sa philosophie ce qu’avant lui, saint Augustin, homme de très grand esprit et d’une singulière doctrine, non seulement en matière de théologie mais aussi en ce qui concerne l’humaine philosophie, avait pris pour la base et le soutien de la sienne. (…)
Cela a toujours été dans ma pensée que les choses que nous connaissons par la raison sont beaucoup plus certaines que celles que les sens corporels nous font apercevoir, car il y a longtemps que j’ai appris de saint Augustin etc. »
Au lecteur sceptique sur la nécessité d’une remise en perspective d’une excursion aux sources antiques où Descartes aurait puisé les premiers éléments de sa philosophie, rappelons (anticipant sur la suite) en quels termes « Monsieur Arnaud docteur en théologie » débute son commentaire critique des Méditations philosophiques :
On l’a compris : malgré les coups d’épingle qu’il destine à l’auteur des Méditations, Arnaud est acquis d’avance au cartésianisme comme le sera bientôt Malebranche son plus grand admirateur et supporter.
Descartes est en phase avec les intellectuels « avancés » de son temps. Ce qui est nouveau, original chez lui, c’est le « système » c’est-à-dire le mode cohérent d’assemblage des matériaux anciens qu’il emprunte.
II – Aux sources antiques
C’est en Grèce, où se trouvent réunies, dès le VIIe siècle, les conditions favorables à son éclosion, que se développe la philosophie, agrégat de diverses disciplines répondant à une commune exigence : bien conduire sa pensée, distinguer le vrai du faux et par là accéder par degrés à la vérité du monde et de soi-même, en un mot à la sagesse.
II. 1. Platon
La philosophie grecque est centrée sur l’oeuvre impressionnante de Platon, qui, contrairement à celle d’Aristote, nous est parvenue intégralement, opérant une synthèse harmonieuse des courants présocratiques.
1) L’héritage pythagoricien qui voit dans le nombre, rationnel et logique en lui-même, dans les formes dématérialisées de la géométrie, l’harmonie de la musique et celle du cosmos.
2) L’héritage éléate (Élée, cité grecque de Lucanie en Italie du Sud, colonisée par les Phocéens) qui marque une réaction contre le matérialisme des premiers philosophes ioniens des VIIe et VIe siècles (Thalès, Anaximandre, Anaximène, Héraclite…).
Xénophane dénonce l’anthropomorphisme des dieux homériques, l’absurdité des religions grecque et barbares, plaide pour l’idée d’un Dieu unique tout entier pensée, gouvernant le monde et garant de sa rationalité.
Parménide5, son disciple (considéré comme le fondateur de l’ontologie ou science de l’être) entend dépasser le monde fuyant et changeant des apparences, objet du discours vulgaire. À ses yeux, la pensée véritable, celle du registre supérieur de l’intelligence (« nous »), qui est saisie immédiate, est indissolublement liée à l’Être. Il en tire toutes les conséquences, par exemple : ce qui est inconcevable ne saurait exister. C’est bien en vertu de ce principe que les philosophes scolastiques (allégrement suivis par Descartes comme l’avons vu) vont nier l’existence du vide et corrélativement celle de forces agissant à distance.
Naturellement, à la raison idéalisée, s’oppose une pensée qui se veut de ce monde, une « Raison pratique », efficace, celle des sophistes, passés maîtres dans l’art de la parole, le maniement du langage (l’archétype accompli dans le dialogue platonicien en est Gorgias).
3) Enfin et surtout l’héritage de Socrate, le philosophe du « Connais-toi toi-même », le fondateur de la maïeutique6. Socrate, son maître à la fin de sa vie, dont le procès et la condamnation inique l’ont profondément marqué. Il lui emprunte la méthode « dialectique« 7 qu’il « transporte de la place publique dans l’intimité de l’esprit » (Léon Brunschvicg) ainsi que l’exigence de cohérence du discours.
À la suite de Socrate, Platon veut montrer que le vrai philosophe n’est pas un sophiste, en le combattant avec ses propres armes, en soulignant la nécessité de restituer son âme au langage, fait pour exprimer la vérité de la pensée et non masquer les arrière-pensées du discours par le recours à la tromperie.
Le génie de Platon pousse à leurs points de perfection tantôt le pythagorisme, tantôt l’éléatisme dont il élargit le questionnement, l’homme ne serait-il pas :
– abusé par la diversité des apparences du monde tel qu’il s’offre à nos sens,
– prisonnier d’un savoir superficiel ne résistant pas à l’examen du « logos », c’est-à-dire de la raison.
N’existerait-il pas une vérité, une lumière, au-delà de ce royaume d’ombres, cette « caverne » retenant l’homme prisonnier, dont il doit chercher à s’évader : les choses qui projettent cette ombre sont des marionnettes, des choses réelles, mais artificielles fabriquées à leur image (institutions, inégalités sociales…).
Une telle quête de vérité ne saurait être poursuivie au dehors dans le monde mais au dedans de soi, dans la pensée, dans l’âme humaine. En fidèle disciple de Socrate, Platon est en effet hanté par la recherche de l’harmonie de la cité et d’une constitution politique idéale puisée dans le registre supérieur d’une loi religieuse transcendante ayant sa source au-delà du monde visible.
II. 2. Aristote
« Le syllogisme est la forme idéale
de la méthode d’autorité. »
(Boutroux : La nature de l’esprit)
Aristote est indiscutablement le premier philosophe à étudier l’ordre de la pensée, indépendamment de son contenu, dans les « topiques » de son Organon où il développe les principes de la logique et ses méthodes : déduction, induction…
Disciple de Platon et fondateur à Athènes de sa propre École « péripatéticienne », il rejette sa dialectique métamathématique, s’attachant à promouvoir les techniques de l’induction8 capables à ses yeux de mener du savoir acquis à la connaissance de l’universel.
Son point de départ est, comme on le sait, le syllogisme : mise en relation de deux propositions (prémisses) avec une troisième (conclusion) et disparition du moyen terme (horos mesos).
De là, le primat de la classification de tout ce qui existe, débouchant sur la stratification du monde et les ordres hiérarchiques : l’induction conceptuelle va consister à chercher les caractères communs permettant de définir chaque « genre » assimilé à son tour par analogie à une substance. Le processus le plus utilisé est ordinairement le suivant :
– les verbes des prémisses vont être transformés en substantifs. Par exemple « le cheval court » devient le cheval est « courant ». Du verbe « être », simple lien grammatical entre une chose et son attribut, on tire : « les étants », les choses » en soi », « l’essence », cette dernière, appliquée à la matière, est assimilée à sa « forme »…
– la substance, qui est « déterminée », est conceptuellement intelligible, alors que l’indéterminé (« l’accident »), non traduisible en concept, inintelligible, doit être exclu du champ de la science. De même l’attribut peut devenir la substance pour peu qu’on lui prête quelque vertu métaphysique.
L’effort d’Aristote pour assujettir la pensée et le langage à des exigences accrues de rigueur et de précision était utile9 mais risqué.
Par ses fausses séductions, par l’inflation illusoire du vocabulaire abstrait (une marée verbale devenue un trait distinctif et permanent du discours philosophique), la méthode inductive va se révéler un cadeau empoisonné pour les sciences de la nature et la philosophie en général.
Le philosophe, constamment tenté d’échapper à la patiente découverte de la vérité, au terme d’un dialogue incessant entre le particulier et le général, va être porté à tout formuler dans le langage de l’universel sans accepter franchement l’approfondissement et l’épreuve du particulier.
Cette confiance mise dans la forme va être confortée par le jumelage des enseignements de la grammaire et de la logique accordées au départ en faisant coïncider terme à terme les formes canoniques de la proposition (« le sujet », la « copule », le « prédicat ») et du jugement (substantif, verbe, attribut). Grammairiens et logiciens vont ainsi s’imaginer posséder conjointement les normes éternelles de la pensée.
La grande espérance de conciliation de Socrate et de Platon, à travers l’explicitation de thèses opposées et l’arbitrage souverain de la logique, va être mise en échec par ces dévoiements.
II. 3. Le levain hébreu
« L’écriture sainte, c’est la pâte humaine,
progressivement transformée par une information qui vient de Dieu même
par un travail du Créateur dans la mentalité humaine,
la pensée humaine, les moeurs de l’homme, ses coutumes, ses représentations… »
(Claude Tresmontant)
Si le « génie grec », son idéal de beauté et d’esthétique, son souci de vivre en accord avec le savoir, d’apprendre à penser juste, ne cessent de fasciner (le regain actuel d’intérêt porté par l’édition à la philosophie grecque en témoigne), on s’étonne moins du « miracle » hébreu. La Bible et les textes prophétiques ne sont-ils pas aussi sources d’eau vive et chemins de liberté pour la réflexion philosophique, comme s’emploie si bien à nous le rappeler l’un des meilleurs philosophes contemporains, Emmanuel Levinas.
En effet, bien avant que la fine fleur de la culture antique n’éclose en Grèce, ne soit appelée à un rayonnement sans égal, à servir de modèle culturel au monde méditerranéen, un petit peuple, cerné par des empires puissants l’ayant tour à tour asservi, avait réussi, au milieu des pires tribulations, à préserver son identité et les messages révolutionnaires d’espérance, défiant la raison humaine, dont il était porteur :
– la genèse du monde et de l’homme était un don, l’oeuvre du Dieu unique son créateur qui avait conclu une alliance avec « son peuple » ;
– l’histoire du monde avait un commencement, elle aurait une fin ;
– l’homme découvre son prix, sa dignité, sa liberté incompatible avec l’esclavage (qu’Aristote lui-même estimait fondé en nature) ;
– le Dieu d’Israël exige de renoncer au culte des divinités astrales, des forces de la nature, de toutes les idoles païennes. Or l’exégèse biblique, l’herméneutique sacrée contemporaine, n’a toujours pas trouvé d’autre explication au « levain hébreu » que la médiation prophétique précédant l’accomplissement des « signes » depuis l’exode d’Abraham jusqu’au rabbi Ieschoua, messager de la nouvelle alliance.
Où donc situer dans l’Antiquité la vision du monde et de l’homme, la plus novatrice et, pourquoi pas, la véritable rationalité ? Au lecteur d’en juger.
II. 4. Augustinisme
« Je est un autre »
(Arthur Rimbaud,Une saison en enfer)
Qui ne connaît l’aveu, l’illumination, appelée à bouleverser la vie d’Augustin de Thagaste (354−430) : Deus interior intimo meo : « Tu étais dedans, mais moi j’étais dehors, tu étais toujours avec moi mais moi je n’étais pas avec toi… » (Confessions).
Descartes. Illustration de Guillaume Dauchy.
Le fondement de l’anthropologie augustinienne est bien ce passage du dehors au dedans, désaliénation par la « Présence », seule libératrice de l’homme, « Vie de sa vie… plus intime à lui-même que le plus intime de lui-même. »
« De sola mens tractamus ». Que dire de l’âme humaine ? s’interroge Augustin, sinon qu’à sa pointe, elle est élan vers Dieu, de sa créature s’ouvrant avec confiance au don de sa grâce : « Lève-toi paresseux, le chemin en personne vient vers toi. Augustin (toujours dans les Confessions) précise que « l’esprit », capacité, vocation, propre à l’homme, n’appartient pas aux animaux.
L’âme (anima) liée à la vie du corps est dans l’être ce qui est intermédiaire entre corps et Dieu, pouvant chez l’homme se tourner vers le monde extérieur et vers Dieu, sa véritable destination : « Mon âme est une terre aride desséchée sans eau » disait déjà le psalmiste.
Pour Augustin, le corps n’est pas une réalité en soi dans la mesure où il fait obstacle, mais un obstacle nécessaire au salut qui est à son terme spiritualisation de la chair, le corps de l’homme ayant sa place dans le face à face divin.
L’idée de l’âme chez Augustin, très imprégné de la doctrine paulinienne du « Nouvel Adam », de la « deuxième naissance » à l’Esprit, de la création aliénée à soi en proie aux douleurs de l’enfantement, du passage de l’image à la ressemblance, est toute de dynamisme ascendant, mettant en oeuvre l’enthousiasme du coeur avec toutes les ressources de la triade psychologique (memoria, intelligentia, amor).
Son idée de l’âme renvoie à sa manière au Banquet de Platon, l’auteur ayant le plus marqué sa formation philosophique.
Il apparaît sans équivoque que l’anthropologie « transcendantale » d’Augustin est « trine » : corps, âme, esprit, fidèle en cela à la tradition de l’Église primitive telle que la formule, par exemple, saint Irénée10 (115−202 selon Daniélou), évêque de Lyon, successeur de Pothin, martyrisé avec Blandine en 177.
Le lecteur constatera ultérieurement sans peine que la conception de l’âme chez Descartes (formellement trine si l’on inclut le « moi ») marque une régression par rapport à celle d’Augustin, autrement crédible (chrétiennement parlant). La réflexion de Descartes reste en fait prisonnière de la problématique platonicienne. Il nous faut ici souligner un autre point essentiel : la doctrine complexe d’Augustin accorde tout à la foi sans rien abandonner des exigences de la raison, sauf à vouloir franchir les seuils du mystère divin.
L’idée ultérieure, si chère à tant de théologiens occidentaux, de prétendre prouver Dieu par la seule tension de la raison humaine, un Dieu purement conceptuel, est ici absente.
III – Moyen Âge
L’impasse fréquente faite dans l’enseignement sur l’histoire de la pensée au Moyen Âge peut laisser croire que l’affranchissement de la philosophie de l’emprise de la théologie doit être mis à l’actif des pionniers de la « modernité » (Galilée et Descartes entre autres). En réalité, le problème était âprement débattu depuis plusieurs siècles au sein même de l’Église.
Rappelons que le XIIe siècle avait été l’âge d’or du monachisme occidental grâce à la spiritualité rayonnante de saint Bernard (1091−1153) très imprégné de la Bible (surtout du Cantique des Cantiques), des Pères de l’Église, et aussi de ce que Gilson a appelé « le socratisme chrétien » :
« Mon Dieu faites que je vous connaisse et que je me connaisse » car l’homme, ange et bête, doit saisir sa misère et sa grandeur (Bernard préfigure ici Pascal) « Si tu ne te connais pas comme une créature douée du privilège de la raison, tu te joins aussitôt au troupeau des êtres sans raison » (Sermon : « l’homme devenu animal »).
III. 1. La synthèse thomiste
La première scolastique ne connaissait d’Aristote que ses écrits logiques. De son côté, l’Islam assurait dès le VIIe siècle la conservation et la traduction des écrits philosophiques grecs. C’est surtout au XIIIe siècle que l’Occident redécouvre Aristote par le canal de l’Espagne maure et de ses commentateurs arabes, Avicenne et surtout Averroès (1126−1198), soucieux d’une synthèse cohérente entre la doctrine du « philosophe » et la religion islamique : le monde trouvait sa nécessité et son éternité en Dieu, indifférent à son égard, ce qui ne permettait pas de penser la communion des hommes avec lui et entre eux. Averroès excluait, dans cette perspective, l’immortalité personnelle des âmes.
Cette doctrine avait été combattue en Espagne même par un autre médecin et philosophe de Cordoue, celui-là juif, Maïmonide, soutenant que foi et raison ne pouvaient se contredire sur le fond. En conséquence, la philosophie devait garder ses distances avec la foi, pouvant seulement contribuer à sa compréhension.
L’irruption en Occident chrétien de la philosophie d’Aristote revisitée par l’Islam jette le trouble dans les Universités, provoquant une crise que s’emploie à résoudre un moine dominicain italien aussi modeste que rayonnant d’intelligence, Frère Thomas, élève d’Albert le Grand (le Doctor universalis et le plus grand théologien de son temps). Thomas, le « Docteur angélique », n’a pas d’égal comme commentateur de l’Écriture (la lectio divina) subjuguant ses auditeurs (au studium de la Curie romaine, à Naples, Cologne et surtout Paris) par sa connaissance absolue des textes sacrés et la rigueur sémantique toute nouvelle qu’il apporte à en dégager le sens.
Bornons-nous ici à souligner les traits les plus remarquables de son oeuvre immense.
Le « thomisme » (comme on l’appellera plus tard) réhabilite la nature et le monde dans une théorie de la hiérarchie des êtres empruntée à Aristote : l’homme doit et peut y exercer le pouvoir de sa « raison naturelle » et l’appliquer librement aux sciences de la nature.
La science théologique, porteuse de ses propres principes, puisés dans un registre supérieur, doit s’interdire de mettre en tutelle la raison naturelle mais l’inviter seulement à abdiquer face à la foi et à l’amour pour s’épanouir dans ce renoncement même. Cependant les dogmes, vérités de la foi, ne lui sont pas impossibles et l’existence de Dieu accessible à travers « cinq voies » (incidemment Thomas invalide la « preuve ontologique » de saint Anselme).
On a écrit très justement du thomisme « qu’il humiliait intelligemment l’intelligence », l’homme étant placé devant le dilemme : ou bien aller à Dieu ou bien le mimer. Nul n’ira aussi loin que lui pour incorporer le génie grec qui avait paré la nature de beauté et d’intelligibilité, dans le moule de la pensée chrétienne, entendant montrer que cette dernière venait accomplir les voeux de l’hellénisme qui n’osait l’espérer…
Aux yeux de Thomas, il convenait de rendre à la nature ce qui est à la nature et à Dieu ce qui est à Dieu, il restait proche en cela des Pères grecs des IIe au IVe siècle qui s’intéressaient avant tout à l’homme concret, corps et âme indissolublement unis, et dénonçaient « ceux qui méprisaient le corps ou dénigraient la nature sous le prétexte de mieux assurer les droits de Dieu ». Ce « naturalisme chrétien » ne s’opposait en rien à l’augustinisme (auquel se référait souvent Thomas), très marqué par son contexte historique de crise et surtout orienté vers la conversion.
Une synthèse des deux doctrines aurait été opportune pour pallier les dérives d’interprétation de la pensée thomiste après la disparition prématurée à 49 ans du grand philosophe pourtant doué d’un exceptionnel équilibre biopsychique.
La pensée thomiste, loin d’être un système clos et définitif, restait ouverte à des progrès ultérieurs. Malheureusement, nul parmi ses continuateurs ne s’en montra capable.
Dans ses commentaires critiques, Thomas d’Aquin s’était efforcé de préserver du substantialisme d’Aristote, l’homme au sens chrétien du terme (c’est-à-dire d’une consubstantialité réelle des hommes, tous membres dans le corps du Christ). La philosophie scolastique, égarée dans des débats abstraits, va perdre bientôt ce repère essentiel pour passer « de la personne individuelle qui englobe le monde à l’individu que le monde englobe et explique. » (Olivier Clément)
En allant aussi loin que possible (trop loin sans doute) dans l’annexion de la philosophie d’Aristote, en lui assignant des limites de validité précises, le thomisme, tentative magistrale de synthèse, fut loin de faire l’unanimité parmi les clercs dont beaucoup étaient hostiles à Aristote en sorte que cette doctrine devint un nouveau facteur de division au sein même de l’Église où la sève biblique et patristique ne montait plus, cédant la place à la raison théologique.
III. 2. La voie franciscaine
« La Terre, quand elle n’est pas
transfigurée, se défigure »
Olivier Clément11
Issu comme on le sait de l’aura incomparable du « Poverello » d’Assise, de « l’époux de Dame Pauvreté », l’ordre avait été sauvé de la scission par un puissant théologien et philosophe saint Bonaventure (1221−1274) son supérieur général, qui l’avait doté de constitutions définissant une voie moyenne touchant la pauvreté.
De bonne heure, les Frères franciscains, très hostiles à l’aristotélisme, avaient pris leurs distances avec son enseignement jusqu’à le dénoncer publiquement comme Roger Bacon (1214−1294) le meilleur mathématicien astronome et naturaliste de son temps, le « Frère admirable » qui, protégé un temps par Clément IV, finit par payer de la prison, sa hardiesse.
La spiritualité franciscaine entendait penser la communion des hommes avec Dieu en termes de médiation extérieure, de « quête de transparence du créé à l’incréé », d’action de grâce de l’homme de foi tendu vers la réconciliation avec toute la création qui lui était consubstantielle : l’univers entier n’était-il pas une bible ouverte à celui qui savait entendre le langage des choses et des créatures. Cette voie, celle du Cantique des créatures, écho du lointain chant biblique du Livre de Daniel, renouait avec la haute tradition du monachisme oriental.
Un autre Franciscain anglais Duns Scot (1266−1308), le « Docteur subtil » enseigne successivement à Oxford, Paris et Cologne, l’inaccessibilité à la raison, du surnaturel dont la seule approche possible était la voie médiate par la Révélation.
Contrairement aux apparences, les voies augustiniennes et franciscaines étaient moins opposées que complémentaires comme en témoigne la fidèle allégeance franciscaine à l’augustinisme : la convergence s’établissait essentiellement sur le juste usage de la raison reconnue de part et d’autre comme l’instrument indispensable dévolu à l’homme pour bien conduire sa pensée, mais incapable par ses propres forces d’accéder aux vérités révélées d’un ordre théologique.
III. 3. Fin du Moyen Âge
Les XIVe et XVe siècles marquent la fin du Moyen Âge et l’évanouissement de la fragile unité de la chrétienté latine, tant bien que mal sauvegardée jusqu’alors.
Le premier s’ouvre en 1309 par l’exil de la papauté à Avignon. Son deuxième pape Jean XXII (1316−1334) tente de restaurer l’unité doctrinale et l’autorité de la papauté face aux antipapes. Il canonise en 1323 Thomas d’Aquin dont l’enseignement avait été condamné à Oxford et Paris (par son évêque en 1277). Ce geste, destiné à rappeler à l’ordre les théologiens, suscite de vives réactions chez les Franciscains. Un théologien d’Oxford, alors célèbre, Guillaume d’Ockham (1280−1348), dénonce avec véhémence la scolastique thomiste. Bientôt excommunié, il s’enfuit à Pise, puis à Munich. Entre-temps un cataclysme démographique survient : la « peste noire » (intermittente de 1348 à 1375, avec un pic en 1348–1349) qui sème la désolation en Occident réduisant sa population de plus de 40 %.
L’Église, pour sa part, va payer un effroyable tribut, être atteinte dans ses forces vives. Sans doute plus exposés que d’autres au fléau, les Ordres mendiants, dominicains et franciscains, qui avaient dominé l’histoire religieuse du XIIIe siècle dans l’action pastorale et l’enseignement universitaire, voient fondre dramatiquement leurs effectifs (de plus de 80 %, comme les Dominicains en France !).
Après cet effondrement démographique, cause de déséquilibres de tous ordres, politique, culturel, religieux, l’Occident va connaître un état de crise permanent (le Grand Schisme de 1378 à 1415 etc.) jusqu’à l’éclatement progressif de la chrétienté au cours de la période de 1453 (prise de Constantinople) à 1563 (fin du concile de Trente).
Dans ce repli sur soi général du XVe siècle, cette montée de l’individualisme, la « renaissance » s’accomplit, comme on le sait, en Italie, où la papauté a retrouvé son prestige. De nouvelles orientations philosophiques voient le jour : le courant le plus remarquable est incarné par le cardinal Nicolas de Cuse (1401−1464). Influencé par Guillaume d’Ockham et par les mystiques rhénans (le Flamand Ruysbroeck… l’Alsacien Tauler), Nicolas de Cuse promeut des thèses très modernistes, notamment dans un ouvrage célèbre De docta ignorantia : l’intelligence, consciente de ses limites, doit se reconnaître incapable de penser Dieu, l’infini, la coincidentia oppositorum. Il compare l’esprit à un cosmographe dessinant une carte du monde à l’aide des données reçues qu’il transforme en mesures à proportion humaine. C’est seulement à travers cette représentation « perspective » que l’esprit peut espérer développer sa connaissance. Au plan religieux, Nicolas de Cuse plaide pour la tolérance envers toutes les religions monothéistes ainsi que le bouddhisme.
L’humanisme chrétien italien du XVe siècle redécouvre Platon (une « académie platonicienne » est même fondée en 1469 à Florence, à l’instigation de Cosme de Médicis). Ses représentants les plus remarquables en sont Ficin et Pic de la Mirandole, le relais au début du XVIe siècle en Europe du Nord étant assuré par Érasme de Rotterdam.
Nous avons vu dans un précédent article que la grande crise religieuse du XVIe siècle remet tout en question, porte à son comble l’intolérance et la violence, entraîne une régression générale. La Papauté réagit par tous les moyens. C’est ainsi que des ordres religieux nouveaux se voient confier des tâches précises de reconquête des esprits (la Compagnie de Jésus d’Ignace de Loyola est fondée en 1540, l’Oratoire de Philippe de Néri en 1564).
Cependant le concile de Trente, opérateur entre 1545 et 1563 de la grande réforme catholique, pressé par le danger, va réagir de façon parfois intempestive : cédant au réflexe d’opposer partout la discipline au libertarisme de ses adversaires, il restaure dans les écoles catholiques le crédit de la scolastique péripatéticienne, c’est ainsi qu’en 1567 saint Pie V proclame Thomas d’Aquin « Docteur de l’Église », « Un môle stable contre les tempêtes » et donne l’ordre aux Universités d’enseigner le seul thomisme. Cette mesure qui remet en faveur la philosophie d’Aristote (dûment contrôlée par les théologiens) va retarder de plus d’un siècle l’affranchissement de la philosophie. Mersenne, Descartes, Pascal, Malebranche…, pour ne citer qu’eux en France, vont ainsi devoir subir cet enseignement, si contraire aux normes d’intelligence et de vérité entrevues par Platon, les exposant par surcroît au drame de la conciliation de deux fidélités (à la « Raison » et à l’Église).
Prochain article : Le « Cogito »
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(*) Cf. numéros de juin, septembre, novembre, décembre 1996.
1. Signalons du moins au lecteur pressé un opuscule de présentation claire et agréable (Gallimard, coll. « Découvertes ») Descartes, bien conduire sa raison par Pierre Guernancia.
2. Littéralement la « nouvelle logique » (du grec Organon, la logique, celle d’Aristote en particulier).
3. Comme en témoignent Le traité de la réforme de l’entendement de Spinoza, Le traité de la recherche de la vérité de Malebranche, L’entendement humain de Leibniz (où il se refuse au postulat de l’intelligibilité universelle). Enfin les deux Critiques de Kant.
4. Jean-François Revel : Descartes inutile et incertain (1976, réédité en 1997 par Laffont).
5. Parménide, dont subsistent de rares écrits, nous est surtout connu à travers Platon. Il a été réhabilité en France en 1955 par un ouvrage remarqué, Parménide, de Jean Beaufret, disciple de Heidegger. Son disciple Zénon d’Élée (ne pas le confondre avec Zénon de Citium, fondateur du stoïcisme) tente de prouver l’impossibilité du mouvement par des paradoxes célèbres : la flèche qui ne parvient jamais à son but, Achille et la tortue…
6. Du grec maieutikê, art de l’accouchement (la mère de Socrate était sage-femme) c’est-à-dire art de faire découvrir à un interlocuteur, par une série de questions, les vérités qu’il porte à son insu en lui.
7. Cette conception s’oppose totalement à celle d’Héraclite pour qui, à l’inverse, rien ne peut être pensé sans son contraire. En réalité, par un étonnant retour aux sources, c’est sur le modèle d’Héraclite (576−480 ?), le philosophe ionien de « L’éternel retour où les contraires s’opposent et se réunissent tour à tour » que Hegel et ses disciples entendent refonder la dialectique moderne.
8. Il n’en admet pas moins avec Platon la primauté scientifique de la démonstration déductive par enchaînement de propositions allant du général au particulier.
9. Diverses « catégories » d’Aristote lui ont survécu, par exemple une cause peut être « formelle », « finale », « efficiente », « matérielle » (correspondant respectivement dans une construction à son plan, sa fonction, le travail, les matériaux).
10. Saint Irénée, disciple de Polycarpe, évêque de Smyrne, martyrisé en 155, lui-même disciple de l’apôtre Jean à Éphèse. « La chair modelée à elle seule n’est pas l’homme achevé, elle n’est que le corps de l’homme, donc une dimension de l’homme. L’âme à elle seule n’est pas davantage l’homme…, l’esprit… » C’est l’union dans la communion de ces trois réalités qui constitue l’homme achevé. L’une d’elles sauve et forme… l’Esprit, une autre est sauvée et formée à savoir la chair, une autre enfin se trouve entre celles-ci à savoir l’âme qui tantôt suit l’Esprit et prend grâce à celui-ci son envol, tantôt se laisse persuader par la chair et tombe dans les conditions terrestres. »
11. Théologien orthodoxe : La révolte de l’Esprit.