Mobilité et effet de serre
» Chaque peuple a conçu dans son premier âge ces mythes terribles ou merveilleux sur la création du monde ; mais aujourd’hui c’est de destruction qu’il s’agit […]. Dominé par les éléments depuis la nuit des temps, [l’homme] est capable désormais de tuer toute vie sur la terre et par là de s’anéantir. Telle est bien la question. Un jour on nous dira, vous saviez tout cela, qu’avez-vous fait ? Mesdames et Messieurs, c’est le vrai sujet de notre conférence « .
Discours du Président de la République à la Conférence de Rio
sur l’environnement et le développement en juin 1992
Rio et la Convention Climat
Trou de la couche d’ozone, menaces sur la biodiversité, disparition des terres fertiles, acidification des eaux et des sols, pollution atmosphérique dans les mégapoles, changement de climat, autant d’urgences écologiques qui se sont trouvées sous le feu des projecteurs il y a cinq ans lors de la Conférence de Rio sur l’environnement et le développement.
Concernant le changement de climat, la conférence de Rio s’est concrétisée non seulement par des discours, mais aussi par la signature d’une convention internationale, la convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, ratifiée à ce jour par plus de 150 pays. Cette convention reconnaît la menace de changement climatique et fixe comme objectif ultime « la stabilisation des concentrations de gaz à effet de serre dans l’atmosphère à un niveau qui empêche toute perturbation anthropique dangereuse du système climatique ».
À plus court terme, la Convention fixe des engagements communs à tous les pays signataires qui doivent publier régulièrement des inventaires d’émissions de gaz à effet de serre et mettre en oeuvre des mesures de prévention et d’adaptation au changement de climat. Elle fixe en outre des engagements spécifiques aux pays développés qui doivent adopter des politiques et mesures afin de ramener leurs émissions de gaz à effet de serre en 2000 à leur niveau de 1990. Les pays industrialisés doivent de plus financer les coûts « additionnels » encourus par les pays en développement pour respecter leurs engagements et favoriser le transfert de technologies « propres » vers ces pays.
L’effet de serre, mythe ou réalité ?
Que sait-on aujourd’hui sur l’effet de serre ? Le GIEC (Groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat) vient de publier son deuxième rapport d’évaluation [1]. Plus de deux mille experts scientifiques ont participé à la rédaction et à l’analyse de ce rapport qui a ensuite été soumis à la critique des gouvernements.
Les représentants des gouvernements ont finalement approuvé ce rapport lors de la réunion plénière du GIEC à Rome en décembre 1995, en discutant ligne à ligne les résumés à l’intention des décideurs [2]. Ce rapport fait donc de manière très détaillée et peu contestable le point sur la question.
Que dit-il ? Il énonce d’abord deux certitudes : » la concentration atmosphérique de gaz à effet de serre, parmi lesquels le dioxyde de carbone (CO2), le méthane (CH4) et le protoxyde d’azote (N2O), a fortement augmenté depuis l’époque préindustrielle (c’est-à-dire depuis 1750 environ) […] ; cette évolution est largement attribuable aux activités humaines » et « la température à la surface [du globe] a augmenté de 0,3 à 0,6 °C environ depuis la fin du XIXe siècle ».
Les modèles simples de l’effet de serre suggèrent qu’il pourrait y avoir une relation de cause à effet entre ces deux constats. Si cette relation de cause à effet n’est toujours pas une certitude, les modèles de plus en plus sophistiqués construits par les scientifiques [3] ne l’infirment pas, loin s’en faut. Le rapport du GIEC considère ainsi pour la première fois que « l’évolution [de la température déjà observée] n’est vraisemblablement pas d’origine strictement naturelle » et que « les faits observés – les variations de la température moyenne mondiale de l’air à la surface et du profil spatial, saisonnier et vertical des températures dans l’atmosphère en particulier – concordent pour indiquer une influence perceptible de l’homme sur le climat ».
D’après les modèles climatiques, et en fonction d’hypothèses sur l’évolution des émissions de gaz à effet de serre, l’augmentation de la température moyenne de surface entre 1990 et 2100 pourrait être comprise entre 1 °C et 3,5 °C.
Faut-il s’inquiéter d’un réchauffement de quelques degrès seulement ? Sans aucun doute, parce que ce « réchauffement se produirait à un taux moyen probablement plus élevé que ce que l’on a connu depuis 10 000 ans » et parce que « les variations régionales des températures pourraient être sensiblement différentes de leur valeur en moyenne globale ».
Le rapport du GIEC affiche ainsi un certain nombre de conséquences probables d’un réchauffement climatique : renforcement du cycle hydrologique conduisant à une accentuation des précipitations, ou, à l’inverse, à une aridité accrue, selon les régions du globe ; perturbations des écosystèmes, en particulier forestiers ; hausse du niveau des mers comprise en 15 et 95 cm d’ici 2100, menaçant îles basses et deltas fertiles ; extension de la répartition de l’aire de certaines maladies tropicales (paludisme en particulier) ; etc.
Sans être apocalyptiques, ces conséquences ne sont guère rassurantes, surtout pour les nations les moins développées et les écosystèmes les plus vulnérables. De plus, la future évolution du climat risque de nous réserver des « surprises », dues notamment au caractère non-linéaire du système climatique. En cas de forçage rapide, les systèmes non-linéaires sont particulièrement susceptibles de comportements imprévisibles. […] Citons, comme exemple de phénomènes non-linéaires, les bouleversements de la circulation dans l’Atlantique Nord et les rétroactions liées aux changements dans les écosystèmes terrestres.
Mais alors que fait-on ?
Face à une menace qui se précise, les engagements actuels fixés par la Convention ont été reconnus « inadéquats » lorsque les pays signataires de la Convention se sont réunis pour la première fois à la conférence de Berlin en mars 1995. Mandat a été donné à un groupe de négociation, l’AGBM (groupe ad hoc sur le mandat de Berlin), de renforcer les engagements de la Convention afin que :
- les pays développés « élaborent des politiques et des mesures et fixent des objectifs quantifiés de limitation et de réduction selon des échéances précises – 2005, 2010, 2020 par exemple – pour leurs émissions anthropiques par leurs sources et l’absorption par leurs puits des gaz à effet de serre… »
- de nouveaux engagements ne soient pas énoncés pour les autres pays, mais que ceux-ci « réaffirment [leurs] engagements […] et continuent à progresser dans l’exécution de ces engagements afin d’arriver à un développement durable ».
L’objectif est d’aboutir à l’adoption d’un protocole (ou d’un autre instrument légal) à la conférence de Kyoto qui aura lieu en décembre 1997.
Les ministres présents à la Conférence de Genève, qui a eu lieu en juillet 1996, ont adopté une déclaration qui va au-delà du mandat de Berlin sur trois points. En premier lieu, elle endosse le deuxième rapport d’évaluation du GIEC en jugeant qu’il doit servir de base scientifique pour renforcer dès maintenant les actions de prévention du changement de climat. De plus, elle interprète ce rapport en notant que l’augmentation des concentrations de gaz à effet de serre dans l’atmosphère va conduire à des interférences dangereuses avec le système climatique. Enfin, elle appelle à fixer des objectifs de réduction des émissions juridiquement contraignants.
L’adoption de cette déclaration résulte en partie d’un retournement de la position des États-Unis qui ont créé la surprise en se prononçant en faveur d’objectifs juridiquement contraignants. Certes, tout ne sera pas résolu tout de suite, mais, sauf surprise scientifique remettant en cause l’effet de serre, les contraintes imposées par la Convention Climat ne peuvent aller qu’en s’amplifiant jusqu’à ce que l’objectif ultime qu’elle nous fixe soit atteint.
Quels objectifs faut-il viser à long terme ?
Les experts du GIEC ont estimé que cet objectif ultime ne pourra être tenu que si la moyenne mondiale d’émission de CO2 par habitant – 1,3 tonne de carbone par an (tC/an) en tenant compte des émissions dues à la déforestation – n’augmente pas ou peu durant le prochain siècle et que si elle diminue fortement après. Cela suppose une diminution très forte des émissions des pays développés et une maîtrise de l’augmentation des émissions des pays en développement. En effet :
- les pays développés ont des émissions par tête d’environ 2,8 tC/an (1,8 tC pour la France) ; les pays en développement ont des émissions par tête d’environ 0,5 tC/an ;
- la stabilisation de la concentration de gaz carbonique au double de la concentration préindustrielle (550 ppmv) pourrait conduire à terme à une augmentation de température de 1,5 à 4,5°, cette augmentation se produisant à un rythme jamais observé au cours des 10 000 dernières années ;
- même si les pays développés réduisaient leurs émissions de 10 à 20 % par décennie à partir de 2000, cette stabilisation ne serait possible que si les pays en développement n’allaient pas au-delà du doublement de leurs émissions par tête.
Comment s’organiser pour atteindre ces objectifs ?
La prévention du changement de climat est très difficile à organiser car il y a autant de pollueurs que d’habitants de la planète : la plupart des activités de production industrielles ou agricoles et tous les consommateurs que nous sommes émettent des gaz à effet de serre. Toutes les combustions d’énergie fossile produisent du CO2 mais aussi, dans certaines conditions, des gaz connexes qui sont aussi des gaz à effet de serre directs (N2O) ou indirects en conduisant à la formation d’ozone (hydrocarbures divers, NOx, etc.) ; la fermentation anaérobie des déchets putrescibles mis en décharges, la fermentation entérique des bovins et les fuites de gaz produisent du CH4 ; la décomposition des engrais en excès dans le sol et certains procédés industriels produisent du N2O ; enfin, la réfrigération et la climatisation conduisent à des fuites de CFC (ou de leurs substituts).
Or, lorsque tout le monde est responsable, plus personne ne se sent responsable ; chacun pense que le voisin est plus pollueur que lui et en tout cas qu’il pourrait réduire sa pollution à moindre coût. De plus, les capacités d’intervention directe des États face à une pollution diffuse sont limitées : il ne saurait être question de réglementer les émissions de chaque individu. Menace difficilement perceptible, responsabilité très largement partagée, capacité limitée de réaction des États : tout concourt à retarder l’action.
Pourtant, nous sommes face à un phénomène cumulatif : plus on attend pour agir et plus brutale devra être l’action. Les experts du GIEC mettent ainsi en avant le fait que « toute stabilisation des concentrations à un moment donné dépendra davantage des émissions cumulées de CO2 d’origine humaine de maintenant au moment de la stabilisation que de l’évolution de ces émissions pendant cette période. Cela implique que pour obtenir la stabilisation des concentrations à un certain niveau, il faudra réduire les émissions davantage ultérieurement si elles restent plus élevées dans un premier temps ».
La logique voudrait qu’on commence dès aujourd’hui à infléchir l’évolution des émissions dans les secteurs où les temps d’adaptation sont grands. La réalité des négociations risque au contraire de nous conduire à fixer des objectifs de réduction à court terme taillés sur mesure par (et pour) certains pays. Le risque existe alors que l’on se borne à mobiliser les capacités d’adaptation rapide de certains secteurs où le nombre d’acteurs est limité, en remettant à plus tard les actions qui permettraient vraiment d’infléchir les tendances à long terme des émissions.
Quelles leçons tirer du passé ?
La situation énergétique de la France aujourd’hui préfigure peut-être celle de l’ensemble des pays développés demain s’ils se fixent des objectifs à court terme de réduction de leurs émissions de CO2 : la contrainte brutale imposée par les chocs pétroliers associée à notre volonté d’indépendance énergétique nous a en effet déjà conduits à faire des efforts très importants de réduction de notre consommation d’énergie fossile.
Les émissions totales de CO2 de la France ont ainsi diminué de 22 % entre 1980 et 1995 en passant de 131,3 à 102,5 millions de tonnes de carbone (MtC) alors que le PIB croissait, en monnaie constante, de 33 %. Pourtant, « les transports ont traversé les chocs pétroliers avec une certaine sérénité grâce aux gigantesques capacités d’adaptation mises en oeuvre dans d’autres secteurs (nucléaire, substitution, maîtrise de l’énergie) » [4]. Les émissions de CO2 dues aux transports (soutes maritimes et aériennes comprises) sont en effet passées de 29,1 MtC en 1980 à 39 MtC en 1995 (+ 34 %) et leur part dans les émissions totales de la France de 22 à 38 %.
Le fait que les transports ne représentent qu’environ 21 % des émissions de CO2 au niveau mondial [1] ne doit donc pas faire oublier que ce pourcentage croît rapidement partout et qu’il est probable que ce qu’a fait la France pour s’adapter au chocs pétroliers, les autres pays le feront si des contraintes à court terme sont fixées sur leurs consommations d’énergie fossile du fait des menaces climatiques.
En particulier, les capacités d’adaptation du secteur de la production d’électricité sont très importantes, sans forcément recourir au nucléaire (si remplacer une centrale au charbon par une centrale nucléaire permet de supprimer les émissions de CO2, il ne faut pas oublier que la remplacer par une centrale au gaz permet de les diminuer de moitié tout en réalisant une opération économiquement rentable aux prix internationaux actuels des combustibles).
Il existe certes des gisements techniques de maîtrise de l’énergie conséquents dans les transports et tout devrait être fait pour les exploiter rapidement. Les ministres de l’Environnement de l’Union européenne se sont d’ailleurs fixé comme objectif d’atteindre, avant 2010, un niveau d’émission moyen de 120 gCO2/km pour les véhicules neufs vendus en Europe (120 gCO2/km correspond à 5 l/100 km pour les véhicules à essence) et les constructeurs automobiles français se sont engagés pour leur part sur le chiffre de 150 gCO2/km en 2005.
Néanmoins, en l’absence de solutions techniques compétitives qui offriraient des possibilités de substitution aux carburants fossiles dans le secteur des transports, les gains sur l’efficacité énergétique des véhicules ne seront vraisemblablement pas suffisants pour infléchir durablement les tendances à la hausse des émissions du secteur. Pour mémoire, la baisse de la consommation conventionnelle moyenne des automobiles mises en circulation en France (qui est passée de 7,6 l/100km en 1980 à 6,5 l/100km aujourd’hui) n’a permis que d’atténuer la hausse des émissions due à l’augmentation de la mobilité.
Évitera-t-on la crise de la voiture folle ?
Tout problème de transport est une question d’ajustement de l’offre et de la demande. À court et moyen terme, la seule solution pour assurer cet ajustement est de jouer sur l’offre ; à long et surtout très long terme, la seule solution, compatible avec le concept de développement durable, est d’agir sur la demande.
Pour cela, le problème de la tarification des transports ne peut être éludé. Les transports présentent en effet la particularité de comporter, en dehors de leur contribution à l’effet de serre, des coûts externes nombreux et élevés qui ne leur sont pas spontanément imputés par le marché : coût d’infrastructures, de congestion, d’insécurité, d’environnement local (bruit, pollution de l’air). Si, en France, les divers éléments des fiscalités spécifiques perçues sur l’automobile à essence, dans ses trajets non urbains, paraissent équilibrer ces divers coûts externes, les recettes perçues sur le transport routier de marchandises et l’automobile en agglomération ne couvrent pas l’ensemble des coûts qu’ils occasionnent à la collectivité. Aux États-Unis, où les taxes sur les carburants sont très faibles, les usagers de la route ne paient même pas le coût des infrastructures qu’ils utilisent.
Cette subvention implicite aux transports induit des choix peu réversibles en termes d’urbanisme et d’aménagement du territoire, choix qui engendrent ensuite des besoins contraints de transports toujours plus grands. Certes, les États-Unis sont un grand pays, mais croit-on vraiment que la géographie seule explique qu’un Américain consomme trois fois plus de carburants qu’un Français et qu’un habitant de Houston utilise cinq fois plus d’énergie pour se déplacer qu’un habitant de l’agglomération parisienne ? Est-on aussi conscient, par exemple, qu’un kilo de marchandises acheté dans un hypermarché de périphérie a nécessité pour le transporter presque trois fois plus d’énergie que le même kilo acheté dans un petit supermarché de centre-ville [5] ?
Faute pour les habitants des pays riches d’avoir réussi à infléchir à temps la croissance de la mobilité, nos enfants se trouveront-ils confrontés à une crise de la « voiture folle » si une surprise climatique (comme l’arrêt de la circulation thermohaline dans l’Atlantique Nord qui conduirait à supprimer l’apport de chaleur qui en résulte en Europe) leur fait prendre brutalement conscience de la réalité du changement de climat ? Espérons qu’ils n’auront pas à mettre à la casse nos automobiles privées de carburant et à dynamiter nos pavillons de banlieue et nos hypermarchés rendus inaccessibles.
Références
[1] IPCC Second Assessment Report – Climate Change 1995. Vol. 1 : The Science of Climate Change, Vol. 2 : Impacts, Adaptation and Mitigation of Climate Change : Scientific-Technical Analyses, Vol. 3 : Economic and Social Dimensions of Climate Change (version intégrale en anglais, la traduction française n’étant pas encore disponible), Cambridge University Press.
[2] GIEC, Deuxième rapport d’évaluation du GIEC – Changements climatiques 1995 (résumé en français des rapports des groupes de travail), Organisation météorologique mondiale (OMM) et Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE).
[3] Robert Sadourny, « Modéliser l’Effet de Serre », Annales des Ponts et Chaussées, 79 24–30, 1996.
[4] Jean-Pierre Orfeuil, « Transports et Effet de Serre », Annales des Ponts et Chaussées, 79 44–49, 1996.
[5] Jean-Marie Beauvais et Frédérique Massé, « Impact des formes de distribution sur l’emploi et les flux de transport », Transports urbains, 91 23–28, 1996.