La bicyclette, c’est sérieux !
Soit une respectable assemblée de gens sérieux, c’est-à-dire composée majoritairement de polytechniciens et d’énarques, se penchant sur le problème difficile des déplacements urbains. Avancez timidement l’idée qu’il ne faut pas oublier la marche à pied et la bicyclette : vous susciterez immédiatement (même si vous êtes vous-même polytechnicien, scientifique et peu chevelu) quelques sourires condescendants : voilà encore un écologiste qui a réussi à s’introduire parmi nous et qui veut revenir au néolithique après avoir « supprimé toutes les voitures ».
Osez ajouter, en évoquant l’exemple des Pays-Bas, que la bicyclette peut redevenir un transport de masse et contribuer à désengorger nos cités, ce sera l’hilarité. C’est bien connu : « le vélo, c’est bon pour les Hollandais ». Mais faut-il si vite hausser les épaules ? Il n’y a pas si longtemps, on entendait souvent dire : « le tramway, c’est bon pour les Suisses ». C’était avant le retour du tramway à Nantes, Grenoble, Saint-Denis, Strasbourg, Rouen et ses succès spectaculaires.
Vélos aux Pays-Bas. © MINISTÈRE DE L’ENVIRONNEMENT
Les qualités de la bicyclette sont évidentes – absence de bruit et de pollution de l’air, faible encombrement, faible coût d’achat et d’utilisation, bénéfices pour la santé – et en font un mode de déplacement urbain idéal. Bien entendu la bicyclette a aussi ses limites : elle exige un effort physique face au vent et dans les côtes, elle expose au froid et aux intempéries, elle ne convient que pour des trajets quotidiens inférieurs à 5–10 kilomètres. On ne verra donc jamais toute une population urbaine se déplacer à bicyclette. Faut-il pour autant se résigner à voir les cyclistes se raréfier et ne constituer qu’un noyau résiduel de marginaux ?
Aujourd’hui, en France, 5 % seulement, en moyenne, des déplacements urbains mécanisés sont effectués en deux-roues (essentiellement en bicyclette) contre 10 % en transport collectif et 80 % en automobile. À Strasbourg, cependant, la part modale des deux-roues atteint 15 %, celle de la seule bicyclette 12 % (une part supérieure à celle du transport public avant la mise en service du tramway). La part de la bicyclette est de l’ordre de 25 % dans bien des villes suisses, allemandes et danoises, elle dépasse 40 % dans certaines villes néerlandaises comme Delft, où pourtant le climat est défavorable : à Amsterdam, les banquiers font du vélo comme les ouvriers et les étudiants.
Une politique urbaine favorable à la bicyclette est-elle souhaitable, peut-elle être efficace ?
- Bien des déplacements urbains effectués en automobile sont des déplacements de proximité : un sur deux se fait sur moins de trois kilomètres, un sur huit sur moins de 500 mètres (courses, accompagnements à l’école). Or ces déplacements sont les plus polluants car un pot catalytique ne fonctionne qu’après un trajet de plusieurs kilomètres, quand le moteur est chaud : ils pourraient être beaucoup moins fréquents si le cycliste était pris en compte dans l’aménagement des quartiers (bandes cyclables, zones 30 où la vitesse est limitée à 30 km/h).
- La bicyclette peut être un complément utile du transport public, elle offre des possibilités de rabattement qui élargissent la zone d’influence du transport public et améliorent ainsi sa rentabilité. Ces possibilités sont encore largement inexplorées en France : aux Pays-Bas, 35 % des usagers des trains régionaux se rendent à la gare en bicyclette.
- L’usage de la bicyclette, comme celui du tramway, n’est pas une affaire de chromosomes ou de particularisme culturel, il est tout simplement lié aux efforts des industriels et des aménageurs. On dit volontiers que le cyclisme utilitaire n’est pas adapté à la mentalité française, que les Français s’intéressent seulement au Tour de France : or à Genève, ville romande, l’utilisation de la bicyclette a augmenté de 75 % depuis le lancement d’une politique incitative en 1987. En espérer un plus large usage en France n’a donc rien d’utopique.
- Dans les villes nord-européennes et italiennes, la réduction de la circulation automobile s’est faite surtout au bénéfice des modes non motorisés. Or les aménagements pour piétons et cyclistes sont peu coûteux, et modifiables en cas d’erreur de conception. La Communauté urbaine de Strasbourg consacre 20 millions de francs par an aux deux-roues, c’est le record de France mais cet effort reste modeste : le moindre échangeur autoroutier coûte deux fois plus cher. La rentabilité des aménagements pour piétons et cyclistes, en termes de transfert modal obtenu par million de francs investi, est beaucoup plus forte que celle des investissements, indispensables par ailleurs, de transport collectif.
Trois types d’initiatives sont nécessaires pour promouvoir l’usage de la bicyclette.
- Il faut tout d’abord mettre en place un ensemble d’aménagements très fins et diversifiés qui facilitent les déplacements du cycliste. De nombreuses formules sont à la disposition des aménageurs pour assurer la sécurité : pistes et bandes cyclables, sas aux carrefours, signalisation spécifique. Mais il faut également offrir des garages de capacité suffisante et où l’on soit sûr de retrouver sa monture : le risque de vol est aussi dissuasif que l’insécurité. De tels garages manquent dans les immeubles, sur les lieux de travail, dans les établissements scolaires et les universités, auprès des gares et des services publics, à proximité des commerces.
Contrairement à une idée reçue, tous ces aménagements exigent de grandes compétences et ne peuvent être confiés au premier technicien venu, car il faut soigner le détail : les pistes cyclables doivent être bien revêtues et faciles à entretenir ; il faut éviter les détours dissuasifs (carrefours à l’anglaise, traversée des grandes voiries) et rechercher au contraire des raccourcis, offrir un environnement végétal attrayant. Enfin il est prudent de consulter les associations de cyclistes urbains afin d’éviter les erreurs grossières.
- Contrairement à une opinion répandue, de nombreux problèmes techniques encore mal résolus freinent l’essor de la bicyclette. Il n’est pas si simple de trouver un vélo offrant des freins fonctionnant correctement par temps humide et un éclairage actif et passif efficace, et équipé d’un écarteur de danger et d’une béquille. Il manque sur le marché français un vélo urbain rustique, à longue durée de vie et bon marché ; un vélo pliable facile à manipuler ; un vélo équipé pour le transport des petits paquets ; un tricycle. Le cycliste quotidien se heurte aussi à divers obstacles très concrets : difficultés d’habillement en cas de froid ou de pluie, entretien et réparation.
Par ailleurs, il n’existe pas de bicyclette de prix abordable équipée d’un moteur électrique auxiliaire. On consacre des sommes considérables à la voiture électrique sans avoir réellement évalué son créneau et ses effets pervers : pourquoi ne pas étudier une bicyclette munie d’un système de récupération d’énergie, ou présentant un meilleur rendement énergétique ?
- Il faut enfin moderniser l’image de la bicyclette et en faire un mode de déplacement « respectable » et non réservé aux étudiants pauvres et aux autophobes irréductibles. Il ne suffit pas que Monsieur le maire monte cinq minutes sur une bicyclette flambant neuve le jour de la « fête du vélo », de préférence devant le photographe du journal local.
De nombreuses formules ont été expérimentées dans diverses villes : location ou prêt aux étudiants, vélos banalisés, vélos de fonction dans les services publics. Le gouvernement pourrait intervenir lui aussi : prime à l’achat d’une bicyclette neuve ou baisse de TVA ; réforme du code de la route (distinction entre bicyclette et cyclomoteur).
Concevoir une piste cyclable est aujourd’hui moins valorisant qu’imaginer le tracé d’une ligne TGV ou d’une autoroute : ce n’est pas une raison pour sourire de la bicyclette qui pourrait être, si on le voulait, un outil précieux pour remodeler une vie urbaine dont la qualité s’est terriblement dégradée.