Bernard Cuny (23) 1903 – 1996. Le savant, l’ingénieur
Bernard Cuny a été pendant quarante années le grand spécialiste de l’optique dans la marine, à une époque où la qualité des systèmes optiques et de leur imbrication dans les systèmes constituait la clé de l’efficacité au combat. Spécialiste incontesté de tout ce qui concernait la visée, le pointage, la télémétrie, la stabilisation de tir, les asservissements, il savait mieux que d’autres que les conflits modernes imposaient aux ingénieurs de surpasser l’adversaire par l’anticipation technique.
Très jeune, il avait étonné ses proches par une exceptionnelle ouverture à la science appliquée.
Sa carrière d’ingénieur de l’artillerie navale prit un virage lorsqu’il décida de compléter sa formation à l’Institut d’optique. Ce fut l’origine d’une étonnante série d’innovations, toutes caractérisées par l’incorporation de technologies modernes dont il discernait avec lucidité les potentialités et les limites, et dont il se servait pour simplifier et fiabiliser ses créations.
Que ce soit dans les étonnants progrès des télémètres d’artillerie et de leurs télécommandes associées, où il avait su maîtriser les inconvénients liés aux mouvements des navires, ou dans la réalisation de périscopes de sous-marins conçus pour compenser optiquement les phénomènes vibratoires, il apportait toujours des solutions élégantes, modèles d’ergonomie. À ceux qui professent la doctrine du « pourquoi faire simple puisque le compliqué marche ? », il apportait le brillant contre-exemple de la belle technique, où sécurité rime avec simplicité.
Loin de toute rivalité de chapelle, il parvenait à marier les disciplines souvent concurrentes des ingénieurs et des scientifiques, dans des réalisations où triomphait ainsi l’oecuménisme technique. Encore fallait-il posséder sa capacité à discerner dans les techniques les plus modernes celles apportant un vrai potentiel de progrès. Or c’est là qu’apparaît pleinement l’homme de science et de communication. Doué d’un esprit toujours à l’affût des innovations, il apportait aux jeunes ingénieurs ses conseils pour résoudre des problèmes que beaucoup auraient jugés insolubles.
Sa méfiance était grande vis-à-vis des échafaudages théoriques complexes, mais ceci ne se traduisait par aucune animosité vis-à-vis de leurs auteurs, qu’il s’efforçait au contraire d’aider. J’en veux pour exemple sa remarquable contribution aux progrès de la navigation par inertie des sous-marins nucléaires, dont le concept novateur était entouré du plus grand secret. Très vite, il s’attacha à comprendre ces phénomènes mais son souci de clarté ne pouvait se satisfaire des volumineux développements mathématiques où semblaient se complaire les spécialistes. Remettant en question les hypothèses de départ, il reconstruisit sur des bases différentes, avec une simplicité lumineuse, la théorie de ce mode de navigation et démontra, presque sans calculs, les particularités que d’autres n’entrevoyaient qu’après des pages et des pages d’équations. Par ce travail, il apporta un outil de progrès, aidant, sans le moindre esprit polémique, à mieux comprendre les voies à prospecter.
Parmi ses réalisations les plus récentes, le périscope de visée astrale des sous-marins nucléaires de la force stratégique constitue sans doute l’exemple le plus caractéristique du génie créateur de Bernard Cuny. L’élégance et la précision des solutions de visée et de transfert optique utilisées pour assurer en quelques secondes à l’immersion périscopique le recalage de position des sous-marins et des missiles font l’admiration des spécialistes français et étrangers.
Déjà proche de sa fin de carrière professionnelle, il fut un des premiers à exploiter concrètement les extraordinaires possibilités des automatismes digitaux, prouvant par là même que le plus ancien ingénieur pouvait demeurer le plus moderne. Sa contribution à un des aspects les plus complexes du programme Cœlacanthe justifia son maintien au sein des constructions navales au-delà de la limite d’âge, lui permettant de préparer les générations de matériels futurs en exploitant les résultats des essais opérationnels du Redoutable, essais couronnés de succès. Et déjà, Bernard Cuny se passionnait pour l’optoélectronique qui allait bientôt bouleverser le monde de l’électronique et des télécommunications.
L’énumération des appareils auxquels il a apporté son génie serait trop longue ici, mais certains sortent du domaine militaire et ont pu avoir une carrière industrielle hors de la confidentialité.
Citons seulement la célèbre règle optique permettant la mesure précise des défauts de rectitude des pièces mécaniques et l’alidade de navigation ne comportant aucun repère de pointage et permettant des visées avec une précision inégalée. Son minicompas de navigation utilisable sur tous les navires ou embarcations est un modèle de simple efficacité. Il est utilisé par de nombreux plaisanciers, ignorant le nom du génial inventeur. Il est amusant de constater que plusieurs tentatives ont été faites pour perfectionner cette petite merveille, sans succès à ce jour. L’avènement de la navigation recalée par satellite au moyen du GPS mettra sans doute fin à de telles tentatives.
Bernard Cuny nous a quittés. Homme d’une remarquable droiture, dont la compétence n’était égalée que par la modestie, il a su créer autour de lui une atmosphère d’amitié dans le travail, permettant l’épanouissement de chacun. C’est à de tels hommes, trop méconnus, que la Marine française doit une grande partie de sa notoriété dans l’entre-deux-guerres et au-delà.
La compétence et la vigueur créatrice de Bernard Cuny demeurent des exemples pour les ingénieurs d’aujourd’hui, quelle que soit leur spécialité.