L’économie de l’Internet
L’économie de l’Internet est d’une grande complexité : les acteurs sont multiples et de tailles diverses, leurs rôles respectifs ne sont pas clairement définis, les règles de rétribution de chaque type d’acteur évoluent, les ressorts de cette économie – notamment socioculturels – sont divers, etc.
La dynamique économique de l’Internet résulte de l’interférence de trois dynamiques jusqu’alors dissociées : l’économie des réseaux de télécommunication à longue distance, l’économie des services (qui peut être commerciale pour la vente de biens en ligne), et l’économie des réseaux d’accès (ie. la « boucle locale »).
Parmi les conditions de pérennité de l’Internet, il est en une, simple mais essentielle : la viabilité économique de l’Internet en tant que « réseau (1) ». Nous avons donc cherché à mesurer la sensibilité du coût du réseau de l’Internet dans un contexte marchand (ie. hors subventions) et selon divers scénarios d’évolution. Il s’agit donc d’évaluer la stabilité économique de l’infrastructure sur laquelle seront offertes les applications qui pourront être développées sur l’Internet.
Quelle sera l’évolution du coût global de cette infrastructure, ramené à l’utilisateur final (qui sera toujours le payeur, directement ou indirectement) ? Cette évolution nous donne une indication sur celle du prix que l’utilisateur final devra payer pour équilibrer le coût du réseau. Ce prix sera-t-il acceptable, ou prohibitif ? L’équilibre est-il possible à long terme ?
Nous avons voulu aborder ces questions sans a priori. En effet, ni l’intuition, ni les affirmations de principe ne permettent d’y répondre. L’économie d’un réseau obéit à une loi sévère, à laquelle l’Internet ne saurait échapper, et parcourt un cercle qui relie toutes choses égales d’ailleurs (à qualité constante notamment) demande à prix, prix à coût, coût à dimensionnement, dimensionnement à demande.
Pour traiter un problème d’une telle complexité, il faut d’abord simplifier son énoncé. Nous avons donc appliqué une méthode de modélisation technico-économique fondée sur une représentation du réseau simplifiée, mais respectant les proportions du réseau réel de sorte que le calcul de coût soit correct. Cela suppose aussi que l’on accumule des informations d’origines et fiabilités diverses, que l’on arbitre pour retenir les hypothèses les plus plausibles, et que l’on teste l’effet de ces hypothèses en réalisant des variantes.
À titre d’exemple, voici notre scénario central d’évolution du trafic global généré par l’Amérique du Nord et l’Europe de l’Ouest sur l’Internet. Cette estimation intègre des hypothèses sur la croissance des trafics induits par les diverses applications de l’Internet.
Cette hypothèse centrale suppose que le trafic par utilisateur est multiplié par trois sur la période d’étude, et elle est donc assez conservatrice. S’il s’avérait que le trafic par utilisateur croisse plus que prévu (en raison par exemple d’utilisation intensive de l’Internet pour l’audiovisuel), nos conclusions pourraient être modifiées.
Peu d’économies d’échelle
L’architecture de l’Internet évolue vers un réseau non hiérarchique. Une hiérarchie existait aux États-Unis jusqu’au début de 1996. Depuis le démantèlement du « backbone » NSFNET, il n’y a plus un réseau fédérateur, mais plusieurs réseaux exploités par des acteurs divers proposant une offre de points d’accès à l’Internet. Ces réseaux seront utilisés soit pour rattacher les utilisateurs, soit pour faire transiter des flux de trafic ; les réseaux régionaux assurent les deux mêmes fonctionnalités.
Si en Europe la structure hiérarchique prévaut encore (réseaux régionaux ou nationaux ou IAP (2) ; « backbone » européen Ebone et EuropaNet), il n’y a pas de règle qui impose durablement cette hiérarchie. Ainsi, des IAP louent des LL (3) directement vers les États-Unis, ou se connectent directement à des points d’accès internationaux sans passer par un « backbone » européen.
L’évolution vers une structure non hiérarchique limite la concentration de trafic qui fonde les économies d’échelle.
Par ailleurs, tout opérateur d’un réseau Internet (qu’il s’agisse d’un réseau d’accès ou d’un réseau fédérateur) recherche la proximité des utilisateurs pour que ceux-ci bénéficient d’un coût d’accès réduit. Cette recherche de proximité implique une multiplication des nœuds de routage (ou nœuds d’accès) qui est permise par le faible coût des équipements de ces nœuds.
Ainsi, il n’y a pas recherche d’un optimum économique global de l’Internet par économie d’échelle, mais multiplication de réseaux indépendants, régionaux, fournisseurs d’accès ou fédérateurs.
Cette conclusion technico-économique doit être relativisée par des considérations de marketing. Beaucoup d’acteurs de l’Internet sont nouveaux dans le secteur des télécommunications (4). Certains, comme les IAP, vont devoir rechercher des cibles larges pour se construire une notoriété. Les IAP qui réussiront le mieux leur implantation, notamment sur le marché des particuliers, seront ceux qui auront su imposer leur label et leur offre à un niveau au moins national. Plutôt qu’une multiplication de réseaux indépendants (et des IAP), il y aurait alors formation d’un marché oligopolistique.
L’économie de l’Internet : un équilibre entre baisse des coûts unitaires et croissance de la demande
L’économie de l’Internet est marquée par deux tendances principales : la croissance de la demande (nombre d’utilisateurs et trafic) et la chute des prix unitaires des équipements.
Le coût de l’Internet peut se résumer à une somme algébrique de coûts élémentaires puisque les effets d’échelle jouent peu. Le coût de l’Internet par utilisateur peut donc se résumer à une « somme pondérée de coûts unitaires divisée par somme des utilisateurs ». Ainsi, l’évolution du coût par utilisateur résulte :
a) de l’accroissement du trafic par utilisateur, qui entraîne des redimensionnements ;
b) de la baisse des coûts unitaires.
Notre modèle formalise ce raisonnement simple. Il montre que la chute des coûts unitaires fait plus que compenser l’incidence du redimensionnement : il en résulte une décroissance du coût moyen.
Viabilité à terme : stabilité du coût annuel moyen
Le principal résultat qualitatif de ces travaux de modélisation s’illustre à travers le graphique suivant : le prix que l’utilisateur devra payer évolue à la baisse, alors même que nous prévoyons une croissance de la consommation annuelle en octets par utilisateur.
Cette indication est bien sûr conditionnée par les hypothèses que nous avons retenues. Elle ne signifie d’ailleurs pas que l’Internet ait partie gagnée : la viabilité du réseau ne suffit pas, il faut aussi une viabilité des services offerts sur ce réseau (5). Cependant elle est d’une grande portée. Les hypothèses n’ont pas été retenues au hasard, mais soigneusement choisies selon des critères de vraisemblance. Nous avons multiplié les variantes, de façon à vérifier la solidité de notre conclusion par rapport à des choix d’hypothèses placés autrement dans l’intervalle des incertitudes. Enfin et surtout, nous avons conduit ces calculs sans préjugé, ni favorable ni défavorable, et la conclusion s’est imposée à nous : le plancher de l’économie du réseau ne s’effondrera pas.
C’est un minimum de sécurité. Pour qu’un bal soit réussi, il faut certes que le plancher soit solide, mais il faut aussi que d’autres conditions soient respectées : bonne musique, bon service, qualité du décor, savoir-vivre des invités, etc. On retrouve des conditions analogues sur l’Internet. Une fois la solidité du réseau garantie, c’est sur ces conditions qu’il convient de concentrer l’attention.
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(1) Nous disons « le réseau » pour simplifier, en désignant ainsi « les réseaux » que l’Internet fédère, de même que l’on dit « l’homme » pour désigner l’espèce humaine tout entière.
(2) « Internet Access Provider » (fournisseur d’accès).
(3) Liaisons louées.
(4) « Télécommunication » au sens large, y compris « téléinformatique ».
(5) Nous avons considéré le coût de l’infrastructure (investissement et fonctionnement) de l’Internet, mais non les charges relatives aux applications développées sur l’Internet (charges d’exploitation commerciales, de promotion, etc). Ces dernières doivent être prises en compte au niveau des comptes d’exploitation de chaque acteur.