Trafic total

L’économie de l’Internet

Dossier : InternetMagazine N°524 Avril 1997Par Christophe TALIÈRE
Par Michel VOLLE (60)

L’é­co­no­mie de l’In­ter­net est d’une grande com­plexi­té : les acteurs sont mul­tiples et de tailles diverses, leurs rôles res­pec­tifs ne sont pas clai­re­ment défi­nis, les règles de rétri­bu­tion de chaque type d’ac­teur évo­luent, les res­sorts de cette éco­no­mie – notam­ment socio­cul­tu­rels – sont divers, etc.

La dyna­mique éco­no­mique de l’In­ter­net résulte de l’in­ter­fé­rence de trois dyna­miques jus­qu’a­lors dis­so­ciées : l’é­co­no­mie des réseaux de télé­com­mu­ni­ca­tion à longue dis­tance, l’é­co­no­mie des ser­vices (qui peut être com­mer­ciale pour la vente de biens en ligne), et l’é­co­no­mie des réseaux d’ac­cès (ie. la « boucle locale »).

Par­mi les condi­tions de péren­ni­té de l’In­ter­net, il est en une, simple mais essen­tielle : la via­bi­li­té éco­no­mique de l’In­ter­net en tant que « réseau (1) ». Nous avons donc cher­ché à mesu­rer la sen­si­bi­li­té du coût du réseau de l’In­ter­net dans un contexte mar­chand (ie. hors sub­ven­tions) et selon divers scé­na­rios d’é­vo­lu­tion. Il s’a­git donc d’é­va­luer la sta­bi­li­té éco­no­mique de l’in­fra­struc­ture sur laquelle seront offertes les appli­ca­tions qui pour­ront être déve­lop­pées sur l’Internet.

Quelle sera l’é­vo­lu­tion du coût glo­bal de cette infra­struc­ture, rame­né à l’u­ti­li­sa­teur final (qui sera tou­jours le payeur, direc­te­ment ou indi­rec­te­ment) ? Cette évo­lu­tion nous donne une indi­ca­tion sur celle du prix que l’u­ti­li­sa­teur final devra payer pour équi­li­brer le coût du réseau. Ce prix sera-t-il accep­table, ou pro­hi­bi­tif ? L’é­qui­libre est-il pos­sible à long terme ?

Nous avons vou­lu abor­der ces ques­tions sans a prio­ri. En effet, ni l’in­tui­tion, ni les affir­ma­tions de prin­cipe ne per­mettent d’y répondre. L’é­co­no­mie d’un réseau obéit à une loi sévère, à laquelle l’In­ter­net ne sau­rait échap­per, et par­court un cercle qui relie toutes choses égales d’ailleurs (à qua­li­té constante notam­ment) demande à prix, prix à coût, coût à dimen­sion­ne­ment, dimen­sion­ne­ment à demande.

Pour trai­ter un pro­blème d’une telle com­plexi­té, il faut d’a­bord sim­pli­fier son énon­cé. Nous avons donc appli­qué une méthode de modé­li­sa­tion tech­ni­co-éco­no­mique fon­dée sur une repré­sen­ta­tion du réseau sim­pli­fiée, mais res­pec­tant les pro­por­tions du réseau réel de sorte que le cal­cul de coût soit cor­rect. Cela sup­pose aus­si que l’on accu­mule des infor­ma­tions d’o­ri­gines et fia­bi­li­tés diverses, que l’on arbitre pour rete­nir les hypo­thèses les plus plau­sibles, et que l’on teste l’ef­fet de ces hypo­thèses en réa­li­sant des variantes.

À titre d’exemple, voi­ci notre scé­na­rio cen­tral d’é­vo­lu­tion du tra­fic glo­bal géné­ré par l’A­mé­rique du Nord et l’Eu­rope de l’Ouest sur l’In­ter­net. Cette esti­ma­tion intègre des hypo­thèses sur la crois­sance des tra­fics induits par les diverses appli­ca­tions de l’Internet.

Cette hypo­thèse cen­trale sup­pose que le tra­fic par uti­li­sa­teur est mul­ti­plié par trois sur la période d’é­tude, et elle est donc assez conser­va­trice. S’il s’a­vé­rait que le tra­fic par uti­li­sa­teur croisse plus que pré­vu (en rai­son par exemple d’u­ti­li­sa­tion inten­sive de l’In­ter­net pour l’au­dio­vi­suel), nos conclu­sions pour­raient être modifiées.

Peu d’économies d’échelle

L’ar­chi­tec­ture de l’In­ter­net évo­lue vers un réseau non hié­rar­chique. Une hié­rar­chie exis­tait aux États-Unis jus­qu’au début de 1996. Depuis le déman­tè­le­ment du « back­bone » NSFNET, il n’y a plus un réseau fédé­ra­teur, mais plu­sieurs réseaux exploi­tés par des acteurs divers pro­po­sant une offre de points d’ac­cès à l’In­ter­net. Ces réseaux seront uti­li­sés soit pour rat­ta­cher les uti­li­sa­teurs, soit pour faire tran­si­ter des flux de tra­fic ; les réseaux régio­naux assurent les deux mêmes fonctionnalités.

Si en Europe la struc­ture hié­rar­chique pré­vaut encore (réseaux régio­naux ou natio­naux ou IAP (2) ; « back­bone » euro­péen Ebone et Euro­pa­Net), il n’y a pas de règle qui impose dura­ble­ment cette hié­rar­chie. Ain­si, des IAP louent des LL (3) direc­te­ment vers les États-Unis, ou se connectent direc­te­ment à des points d’ac­cès inter­na­tio­naux sans pas­ser par un « back­bone » européen.

L’é­vo­lu­tion vers une struc­ture non hié­rar­chique limite la concen­tra­tion de tra­fic qui fonde les éco­no­mies d’échelle.

Par ailleurs, tout opé­ra­teur d’un réseau Inter­net (qu’il s’a­gisse d’un réseau d’ac­cès ou d’un réseau fédé­ra­teur) recherche la proxi­mi­té des uti­li­sa­teurs pour que ceux-ci béné­fi­cient d’un coût d’ac­cès réduit. Cette recherche de proxi­mi­té implique une mul­ti­pli­ca­tion des nœuds de rou­tage (ou nœuds d’ac­cès) qui est per­mise par le faible coût des équi­pe­ments de ces nœuds.

Ain­si, il n’y a pas recherche d’un opti­mum éco­no­mique glo­bal de l’In­ter­net par éco­no­mie d’é­chelle, mais mul­ti­pli­ca­tion de réseaux indé­pen­dants, régio­naux, four­nis­seurs d’ac­cès ou fédérateurs.

Cette conclu­sion tech­ni­co-éco­no­mique doit être rela­ti­vi­sée par des consi­dé­ra­tions de mar­ke­ting. Beau­coup d’ac­teurs de l’In­ter­net sont nou­veaux dans le sec­teur des télé­com­mu­ni­ca­tions (4). Cer­tains, comme les IAP, vont devoir recher­cher des cibles larges pour se construire une noto­rié­té. Les IAP qui réus­si­ront le mieux leur implan­ta­tion, notam­ment sur le mar­ché des par­ti­cu­liers, seront ceux qui auront su impo­ser leur label et leur offre à un niveau au moins natio­nal. Plu­tôt qu’une mul­ti­pli­ca­tion de réseaux indé­pen­dants (et des IAP), il y aurait alors for­ma­tion d’un mar­ché oligopolistique.

L’économie de l’Internet : un équilibre entre baisse des coûts unitaires et croissance de la demande

L’é­co­no­mie de l’In­ter­net est mar­quée par deux ten­dances prin­ci­pales : la crois­sance de la demande (nombre d’u­ti­li­sa­teurs et tra­fic) et la chute des prix uni­taires des équipements.

Croissance comparée du coût total et du nombre d'utilisateurLe coût de l’In­ter­net peut se résu­mer à une somme algé­brique de coûts élé­men­taires puisque les effets d’é­chelle jouent peu. Le coût de l’In­ter­net par uti­li­sa­teur peut donc se résu­mer à une « somme pon­dé­rée de coûts uni­taires divi­sée par somme des uti­li­sa­teurs ». Ain­si, l’é­vo­lu­tion du coût par uti­li­sa­teur résulte :

a) de l’ac­crois­se­ment du tra­fic par uti­li­sa­teur, qui entraîne des redimensionnements ;
b) de la baisse des coûts unitaires.

Notre modèle for­ma­lise ce rai­son­ne­ment simple. Il montre que la chute des coûts uni­taires fait plus que com­pen­ser l’in­ci­dence du redi­men­sion­ne­ment : il en résulte une décrois­sance du coût moyen.

Viabilité à terme : stabilité du coût annuel moyen

Le prin­ci­pal résul­tat qua­li­ta­tif de ces tra­vaux de modé­li­sa­tion s’illustre à tra­vers le gra­phique sui­vant : le prix que l’u­ti­li­sa­teur devra payer évo­lue à la baisse, alors même que nous pré­voyons une crois­sance de la consom­ma­tion annuelle en octets par utilisateur.

Evolution du coût moyen par utilisateurCette indi­ca­tion est bien sûr condi­tion­née par les hypo­thèses que nous avons rete­nues. Elle ne signi­fie d’ailleurs pas que l’In­ter­net ait par­tie gagnée : la via­bi­li­té du réseau ne suf­fit pas, il faut aus­si une via­bi­li­té des ser­vices offerts sur ce réseau (5). Cepen­dant elle est d’une grande por­tée. Les hypo­thèses n’ont pas été rete­nues au hasard, mais soi­gneu­se­ment choi­sies selon des cri­tères de vrai­sem­blance. Nous avons mul­ti­plié les variantes, de façon à véri­fier la soli­di­té de notre conclu­sion par rap­port à des choix d’hy­po­thèses pla­cés autre­ment dans l’in­ter­valle des incer­ti­tudes. Enfin et sur­tout, nous avons conduit ces cal­culs sans pré­ju­gé, ni favo­rable ni défa­vo­rable, et la conclu­sion s’est impo­sée à nous : le plan­cher de l’é­co­no­mie du réseau ne s’ef­fon­dre­ra pas.

C’est un mini­mum de sécu­ri­té. Pour qu’un bal soit réus­si, il faut certes que le plan­cher soit solide, mais il faut aus­si que d’autres condi­tions soient res­pec­tées : bonne musique, bon ser­vice, qua­li­té du décor, savoir-vivre des invi­tés, etc. On retrouve des condi­tions ana­logues sur l’In­ter­net. Une fois la soli­di­té du réseau garan­tie, c’est sur ces condi­tions qu’il convient de concen­trer l’attention.

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(1) Nous disons « le réseau » pour sim­pli­fier, en dési­gnant ain­si « les réseaux » que l’In­ter­net fédère, de même que l’on dit « l’homme » pour dési­gner l’es­pèce humaine tout entière.
(2) « Inter­net Access Pro­vi­der » (four­nis­seur d’accès).
(3) Liai­sons louées.
(4) « Télé­com­mu­ni­ca­tion » au sens large, y com­pris « téléinformatique ».
(5) Nous avons consi­dé­ré le coût de l’in­fra­struc­ture (inves­tis­se­ment et fonc­tion­ne­ment) de l’In­ter­net, mais non les charges rela­tives aux appli­ca­tions déve­lop­pées sur l’In­ter­net (charges d’ex­ploi­ta­tion com­mer­ciales, de pro­mo­tion, etc). Ces der­nières doivent être prises en compte au niveau des comptes d’ex­ploi­ta­tion de chaque acteur.

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