Internet, évolution ou révolution ?
Selon l’humeur des consultants, des techniciens et des annonces dans la presse, l’Internet est présenté tour à tour, comme l’engin de mort programmé des opérateurs de télécommunications, ou bien comme la technologie de jouvence qui permettra de débrider (enfin !) les usages à hauts débits de nos clients, du grand public aux très grandes entreprises mondiales, qui facilitera la mutation de la société et des modes de travail.
Quelle que soit la vérité, j’éprouve au moins deux grandes satisfactions. L’Internet prouve que le monde des télécommunications reste, et je l’espère pour longtemps, un secteur en croissance, fourmillant d’innovations. L’Internet démontre aussi que les ingénieurs et scientifiques auront encore du travail tant nous avons besoin d’eux pour lever les contraintes et réaliser toutes les possibilités de cette technique. Si quelques certitudes de long terme me semblent acquises aujourd’hui, il faut encore beaucoup d’expériences et de tâtonnements pour comprendre la portée de l’Internet sur la société humaine du futur.
Personnellement, je suis convaincu qu’une demande stable et solvable pourra être satisfaite par les technologies de l’Internet.
Intranet est viable
Comme premier exemple, France Télécom a lancé, avec ses partenaires Deutsche Telekom et Sprint, une offre pour les réseaux internes aux entreprises : Global Intranet. Pour être à l’avant-garde de cette évolution, France Télécom déploie pour ses propres besoins un réseau Intranet pour près de 70 000 postes de travail : l’Intranoo. Grâce à l’Intranoo, un système de communication interne est accessible depuis chaque poste de travail avec un logiciel de navigation banalisé. Les coûts d’infrastructure de télécommunications et informatiques sont mis en commun pour l’ensemble de l’entreprise.
Chaque agent peut ainsi disposer où et quand il le souhaite de toutes les informations à jour qui sont utiles à son métier sans être tributaire des transmissions d’information hiérarchiques ou par papier. Nos premières expériences montrent que le personnel de France Télécom est très satisfait de l’Intranoo, car il permet des gains de productivité, de réactivité face aux clients et des partages de savoir transverses à tous ceux qui font un même métier.
L’entreprise y gagne aussi en simplicité de développement et de déploiement. Pour créer une nouvelle application s’insérant dans un processus, l’Intranoo permet à France Télécom de se concentrer sur des applications avec des outils banalisés HTML déployés très facilement en raccordant le serveur supplémentaire à Intranoo.
À plus long terme et pour nos ingénieurs les plus inventifs, on peut envisager une fusion des technologies aujourd’hui séparées, des réseaux privés d’entreprises pour la voix et des réseaux privés pour la communication informatique, avec les convergences industrielles nécessaires. Mais on peut aussi entrevoir une disparition complète de la notion même de réseaux fermés, si des solutions de chiffrement suffisamment robustes sont commercialisées dans le monde, et garantissent une transmission sûre de bout en bout sur les réseaux publics. Bien entendu un opérateur comme France Télécom ne peut soutenir seul ces innovations et la coopération entre réglementeurs, industriels et opérateurs est nécessaire.
Le Web est viable
Je crois qu’il existe une demande solvable pour des services à partir du World Wide Web (la toile), même si nous n’en connaissons qu’imparfaitement l’étendue potentielle. Malgré la qualité de service, bien aléatoire selon l’heure de connexion, la destination choisie, la performance du serveur accédé, je suis devenu un utilisateur régulier du Web qui m’aide quotidiennement dans mon métier, et dans ma vie privée… je ne peux plus m’en passer et je ne suis pas le seul ce qui me réconforte…
Il est certain qu’il nous faudra rapidement ou à moyen terme trouver un équilibre sans avoir recours aux formules actuelles, peu économiques, de subventions directes ou indirectes par les pouvoirs publics en direction de portions du réseau. La croissance du marché, après la phase pionnière, imposera d’aller vers des formules robustes et saines, qui ne distordent pas les conditions de la concurrence par de l’argent public. Rappelons que tous les opérateurs concurrents de France Télécom après le 1er janvier 1998 pourront eux aussi offrir en France des services de l’Internet, sans aucune contrainte.
Par contre, je ne crois pas au caractère pérenne d’une seule classe de service indifférenciée pour tous les utilisateurs, comme nous l’éprouvons actuellement. Pour avoir un marché large, il faut que les ingénieurs et développeurs de l’Internet trouvent des compromis qui permettent d’offrir différents niveaux de qualité aux clients. Ces derniers pourront choisir selon leur sensibilité aux délais de chargement de l’information, à la sécurité de transmission, en contrepartie bien sûr d’un tarif différent.
L’Internet : un brusque changement de rythme
L’innovation sur l’Internet est dominée par l’organisation du secteur informatique. Son rythme et sa culture sont largement déterminés par des grandes sociétés américaines, en dehors des structures d’échange et de collaboration traditionnelles. Les opérateurs et les industriels avaient l’habitude de travailler ensemble via la normalisation qu’elle soit internationale (IUT, ISO) ou européenne (ETSI).
La bagarre de l’Internet ce sont des batailles au sein de forums autour de deux ou trois réalisations d’une nouvelle idée qui ont prouvé leur efficacité. Les participants aux forums promeuvent des systèmes d’alliance très fluides où la guerre psychologique a souvent plus d’importance que la garantie de livraison en temps et en heure des produits… et où la voix de l’industrie européenne se fait bien faible. Le promoteur idéal d’une idée sur l’Internet, c’est un manoeuvrier à la Talleyrand tout autant qu’un bon ingénieur et un bon commerçant…
L’Internet c’est aussi un retour cyclique, classique dans les marchés des télécommunications et de l’informatique, de la dialectique entre centralisation et décentralisation.
Pour offrir un service à bon prix, intelligent et ergonomique, faut-il le concevoir au coeur même du réseau, dans l’infrastructure commune à tous les clients ? En ce cas, l’opérateur finance seul au départ les coûts de développement et d’installation du service et poussera ensuite la croissance de l’usage nouveau. Remarquons au passage que ce genre de pari est beaucoup plus facile à prendre dans une situation de monopole qu’en situation de concurrence…
Dans un premier temps et jusqu’aux années 70, les télécommunications, ou l’informatique des grands systèmes se sont développées en priorité en suivant ces schémas.
Ou devons-nous au contraire nous appuyer sur des terminaux intelligents qui travailleront le plus possible à partir de données locales et qui ne coopéreront qu’en cas de nécessité avec le réseau, ou avec d’autres machines. Dans ces modèles, il est toujours plus facile de cibler et de développer des usages précis. Les risques sont partagés entre opérateurs, constructeurs de terminaux et clients, qui doivent néanmoins coopérer pour lancer ensemble la dynamique du marché.
Dans l’informatique, ces modèles ont poussé au développement des micro-ordinateurs personnels, aux architectures clients-serveurs, dans les télécommunications les exemples se trouveront dans les standards d’entreprises, dans les fax, les répondeurs, etc.
Ce modèle a été plutôt dominant dans l’informatique et les télécommunications ces vingt dernières années, mais il est remis en cause, d’une part par l’apparition des “ réseaux intelligents ” dans les télécommunications, et par la vague des Networks Computers, les bilans réels des coûts des architectures clients-serveurs dans l’informatique étant évolutifs.
Il me semble, que pour la première fois, l’Internet permet de sortir d’une stratégie d’opposition, d’un jeu à somme nulle : si le réseau peut faire, le terminal ne doit pas le faire, ou vice-versa. L’Internet permet des solutions augmentant la valeur ajoutée pour tous les acteurs, grâce à des produits comme JAVA par exemple, où le réseau et le terminal deviennent simultanément plus intelligents. On peut envisager par exemple que les futurs terminaux mobiles ou fixes pourront être téléchargés avec la dernière version de leur logiciel via le réseau ce qui évitera à chaque client une course sans fin pour le dernier modèle qui détient seul les nouvelles fonctionnalités. Le client bénéficiera à son choix des gains tous les dix-huit mois des technologies micro-électroniques ou des gains, tous aussi importants et rapides dans le traitement du signal ou l’algorithmique.
Je crois ainsi que l’Internet offrira la possibilité d’une coopération pour France Télécom, hors du rapport classique client-fournisseur, avec les industriels des télécommunications et de l’informatique, pour offrir à nos clients des terminaux et des services de plus en plus adaptés à leurs modes de vie.
L’Internet : un modèle économique novateur mais risqué
Je lis souvent que le modèle économique de l’Internet est le laboratoire de l’économie de la future société de l’information. Il est caractérisé entre autres par une tendance à la gratuité marginale des prestations et la fourniture d’un service forfaitairement, quel que soit le montant de la consommation ; la participation de certains usagers à la mise au point des services ; un développement très rapide et une obsolescence accélérée.
Il me semble que ces analyses, justes, doivent être complétées et segmentées selon la nature des acteurs, et leurs intérêts, leur modèle d’entreprise. Les opportunités et les menaces ne sont pas identiques pour un opérateur de télécommunications, pour un fournisseur de logiciel, pour un fournisseur de contenu, pour un intermédiaire, pour une banque, etc.
Historiquement, deux grands modèles économiques coexistent aujourd’hui, qui ne pourront s’appliquer simultanément tels quels à l’Internet.
• D’une part le modèle du téléphone où les clients paient un service selon leur consommation réelle. L’équilibre entre l’offre et la demande se fait par le prix principalement. L’opérateur essaie d’optimiser ses investissements tout en maximisant la qualité de service du réseau (disponibilité du service, délai d’établissement d’une communication, probabilité d’acheminement réussi de l’appel).
• D’autre part le modèle de l’audiovisuel, où le prix est forfaitaire mais où l’usage est subventionné, soit par la publicité soit par la redevance publique. Appliqué à l’Internet, la forfaitisation totale montre ses limites, dès que l’usage croît rapidement. Dès aujourd’hui, une grande majorité des clients des opérateurs de la Côte Ouest américaine n’arrivent pas à joindre leurs correspondants, car ceux-ci laissent branchés leurs micro-ordinateurs sur Internet sans pour autant les utiliser. Ils se mettent alors euxmêmes à se connecter en permanence pour être certains de communiquer le jour où ils en auront besoin.
Je ne vois pas beaucoup de travaux, théoriques ou pratiques, pour m’aider à me former une opinion. J’encourage les X économistes, chercheurs, praticiens à vérifier si un des deux modèles est viable ou non pour le long terme, à nous dire si un modèle est plus que l’autre générateur de croissance durable, s’il permet de favoriser l’innovation malgré la menace de ne pas pouvoir récupérer nos investissements face à des coûts de développements importants. Bien entendu, il faudra aussi faire partager les conséquences du choix d’un modèle sur tous les acteurs présents aujourd’hui sur ces marchés.
Quand l’information devient pléthorique, la valeur d’un service offert par un opérateur de télécommunications se déplace vers la fonction de mise en relation de celui qui est disposé à payer avec un contenu adapté à son besoin, c’est-à-dire filtré et personnalisé.
Cette évolution ne sera réalisée qu’au prix de discussions parallèles sur les droits de propriété de l’information, sur le respect de la vie privée. Ces sujets ne sont pas de la seule responsabilité de France Télécom ou des opérateurs de télécommunications, c’est pourquoi nous encourageons la participation de tous et souhaitons que les législateurs sauront trouver des solutions européennes ou mondiales qui entraîneront la croissance plus que la restriction du marché.
Conclusion
Entre révolution et évolution mon coeur balance. Les problèmes et enjeux sont multiples, mais le nombre de personnes, jeunes ou plus âgées, de sociétés, installées ou très récentes, grandes ou petites, est tel que nous arriverons fatalement un jour à décrire non seulement l’urbanisme de la société de l’information mais aussi à dresser les plans de quartier et à les construire. J’espère que la France et l’Europe sauront faire reconnaître et respecter ce qui nous est cher et qui constitue le fondement de nos sociétés humaines. Pour ma part, je m’y efforcerai chaque fois que possible.
Je sais que tous les acteurs de l’Internet ont le sentiment de participer à un moment très important de l’histoire de l’informatique et des télécommunications. Leur enthousiasme et leur dynamisme me font espérer que d’autres secteurs sauront y puiser quelques idées pour relancer notre économie et générer de nouveaux emplois…