Un ressourcement pour l’École et pour la communauté polytechnicienne
Partant en Égypte pour conquérir l’Orient, Bonaparte décida d’y emmener une promotion entière de l’École. Il échoua dans sa conquête, mais son expédition eut d’immenses résultats dans les domaines de la géographie et de l’archéologie, et les élèves qui y prirent part manifestèrent ensuite leur excellence dans la plupart des secteurs de la vie nationale. Je cite cet exemple parce qu’il témoigne de la spécificité de l’École lors de sa création.
On la compare maintenant aux plus notoires des grandes universités américaines que sont MIT, Harvard, Stanford…, plaçant ainsi les enjeux sur l’excellence de la sélection des étudiants et sur celle de leur formation.
Or il n’est pas évident que sur ces enjeux-là, l’École soit reconnue gagnante. Chacune de ces universités reçoit de 5 à 10 fois plus d’étudiants dans une multiplicité de disciplines, ce qui leur permet de concilier une grande ouverture avec une très haute qualification dans toutes ces disciplines.
Quant à la sélection, elle s’y opère à deux niveaux, d’abord celui du premier cycle, puis à nouveau celui du 2e cycle qui conduit à la maîtrise. La plupart des étudiants, devant supporter le coût de leurs études en 2e cycle, travaillent quelques années dans l’intervalle afin d’amasser un pécule qu’ils compléteront par un emprunt en banque, de sorte que la 2e sélection prendra en compte leur maturité au même titre que leur niveau de connaissances.
Une mission pour l’École
Revenant à l’École, ce sont d’autres enjeux qui, dans les cinquante années qui ont suivi sa création, ont établi sa réputation. À l’origine, il s’agissait de répondre aux besoins précis d’un pays en révolution. Dans l’esprit de l’Encyclopédie, il fallait glorifier le savoir, la science et les techniques, dans celui du Code civil il fallait moderniser la vie sociale et dans celui de la Révolution, il fallait moderniser l’administration en substituant à l’achat de charges héréditaires la désignation de fonctionnaires compétents et désintéressés. Il fallait enfin conforter la Défense nationale contre l’Europe coalisée.
L’École a rempli ces missions parce qu’elle était disponible comme une force collective de très jeunes gens prêts à se mobiliser sur des projets comme l’expédition d’Égypte, mais aussi la création d’une industrie lourde, la construction d’un réseau de chemins de fer, le développement des voies navigables, le percement du canal de Suez… Cela a fait sa réputation de sorte qu’investis de leur titre, adossés sur leur savoir et confortés par leurs solidarités, les polytechniciens se sont habitués à se voir reconnus une priorité pour des fonctions de direction dans les organisations, administrations ou entreprises qui emploient un grand nombre de salariés.
Qu’en est-il en cette fin du XXe siècle ? Dans un contexte de compétition internationale très dynamique, ces grandes organisations doivent s’alléger pour survivre. Alors que notre pays continue globalement de s’enrichir, elles doivent supprimer des emplois ou les rendre précaires de sorte qu’une part croissante de notre population active se trouve écartée de toute participation à la progression du PIB, les précaires par l’irrégularité de leurs ressources et les chômeurs parce qu’ils dépendent d’une assistance de plus en plus lourde pour la collectivité. Il faudrait créer des emplois, mais l’exemple de pays voisins (Suisse, Italie du Nord) ou celui des États-Unis, semble montrer qu’un solde positif de création d’emplois ne peut résulter que du dynamisme des très petites entreprises et de la multiplication des initiatives individuelles. Sur ce terrain les polytechniciens sont rares car leur formation et leur culture les ont habitués à se situer dans les grandes organisations.
Cependant la situation de l’emploi présente un risque grave pour notre pays en constituant une menace pour le fonctionnement de nos institutions démocratiques. Du temps du plein emploi, tous les revenus provenaient du travail de sorte que les conflits sociaux finissaient par trouver leurs solutions dans le partage des fruits de la croissance. Le développement du chômage et de la précarité s’est traduit à la fois en paupérisation et en dépenses sociales croissantes à la charge des fonds publics. Mais contrairement aux salaires, ces dépenses sociales ne se négocient pas, car elles résultent d’arbitrages rendus en fonction d’équilibres budgétaires.
Les macro-économistes qui travaillent à ce niveau sont portés à raisonner sur les conditions d’une croissance globale, mais ce faisant ils réduisent le chômage à jouer le rôle d’une simple variable d’ajustement. Ce n’est évidemment pas ainsi que le perçoivent nos concitoyens qui, dans leur emploi ou dans celui de leurs enfants, pressentent un avenir menacé comme l’a montré l’enquête Précarité et risque d’exclusion en France publiée à la fin 1993 par le CERC qui analysait des données de l’INSEE.
Il est probable que les nouvelles restrictions budgétaires venant d’être annoncées concerneront les dépenses sociales, celles qui indemnisent les chômeurs et celles qui couvrent tous les autres risques, aussi peut-on prévoir des arbitrages difficiles et des conflits confus, comme celui de décembre 1995 où les titulaires d’emplois protégés ont fait grève pour signifier leur peur de perdre leurs protections.
Il faut s’inquiéter d’une telle confusion car elle est plus dangereuse qu’un affrontement où les partenaires se disputent sur des points précis. Il faut s’en inquiéter d’autant plus que, dans notre société très stratifiée, ceux qui ne sont pas au contact direct de l’exclusion ont souvent de la peine à en percevoir les processus et à en mesurer les conséquences. C’est pourquoi, en nous référant aux origines de l’École, nous proposons de faire prendre conscience aux élèves de cette déchirure et de les mettre à la recherche de cette population exclue de la croissance qui a perdu la faculté de se faire entendre. Il s’agirait de créer dans le cursus une option d’enseignement et de recherche en sciences humaines sur le thème de la cohésion sociale. Parmi les domaines à explorer, il y aurait la socio-économie de l’emploi, celle de l’éducation et des travaux comparatifs sur l’ensemble des structures et des régimes sociaux des pays de l’OCDE…
C’est pour rendre son avenir consistant que l’École doit retrouver son identité dans ses origines. Sa mission ne peut se limiter à produire des ingénieurs ou des managers de haut vol car il est notoire qu’au niveau international, d’autres le font aussi bien sinon mieux qu’elle. Elle fut créée pour répondre aux défis de son époque et c’est l’importance de ces défis qui a déterminé à la fois le niveau élevé de son enseignement et les privilèges qui lui ont été attribués. C’est en vue d’un destin renouvelé par le souvenir de sa fondation que nous suggérons d’aller au-devant de nos défis actuels en travaillant sur l’avenir de l’emploi et, plus généralement, sur les conditions dans lesquelles une économie développée reste en mesure de répartir le revenu national dans l’ensemble de la population et de prévenir la consolidation d’un noyau de démunis.
Un défi à la communauté polytechnicienne
En tant qu’anciens nous sommes confrontés au défi d’être ou de n’être pas porteurs de cet avenir. Un tel projet n’aura de suite que s’il est soutenu par les groupes de l’A.X., par l’A.X. elle-même et par tous les anciens qui pourraient, là où ils sont, aider à sa réalisation. Bien que cela paraisse évident, il convient d’insister sur le fait qu’il ne s’agit pas seulement d’appuyer un projet formulé par quelques rêveurs, mais de se l’approprier au niveau de la communauté polytechnicienne.
Il s’agit d’une dette morale contractée durant nos années à l’École et qui s’est renforcée de la chance qui nous a servis dans nos carrières. Dette envers nos compatriotes, dette envers la société, chacun pourra répondre à son gré. Certains pourront même affirmer qu’ils s’en acquittent par l’excellence de l’exercice de leurs talents, mais cela est-il suffisant ?
Il existe en effet une autre raison de nous mobiliser sur ce projet, qui est le défi à notre intelligence. Si des solutions doivent être trouvées au chômage, aux blocages sociaux, à la société à deux vitesses, aux drames de l’exclusion, elles ne peuvent venir ni des politiques (« on a tout essayé », disait F. Mitterrand), ni des cercles restreints où ne se hasardent que les spécialistes du social. Ce n’est pas d’intelligence que manquent ces derniers, mais ils sont peu nombreux et leur angle de vue reste trop étroit. Il faut qu’arrive le temps où il sera aussi important de traiter des problèmes sociaux que ceux du domaine bancaire, le temps où ceux formés « pour la patrie, les sciences et la gloire » prendront conscience du ferment de destruction que sécrète dans notre patrie l’évolution du chômage. La science la plus haute ne saurait ignorer les relations de l’homme avec le travail et la gloire se perd quand deviennent trop nombreux ceux qui ne peuvent la partager.
C’est en somme d’intelligence sociale qu’il nous faut témoigner devant nos jeunes conscrits. Nous lançons un appel, celui de nous écrire si, approuvant l’idée, vous souhaitez participer à un séminaire de réflexion sur ce sujet dont pourraient être parties prenantes les élèves, les anciens et les instances polytechniciennes…