La machine américaine à créer des emplois
François Dalle et moi-même avons été chargés, en 1986, par monsieur Philippe Séguin, de tenter d’analyser les raisons de notre sous-emploi. Nous nous sommes aussitôt efforcés d’observer les mécanismes de création d’emplois dans les pays qui se distinguaient du nôtre dans ce domaine. C’était notamment le cas des États-Unis, dont la création nette d’emplois dans les quinze années qui venaient de s’écouler avait été de 30 millions, alors que l’Europe avait enregistré une perte nette de 5 à 6 millions pendant la même période. Nous avons eu accès aux analyses effectuées par le professeur Birch, du MIT, à partir d’une base de données Dun & Bradstreet de 15 millions d’entreprises représentant 97 % de l’emploi américain, analyses dont nous avons rendu compte dans notre rapport au Ministre1.
Je n’ai pas été en mesure de faire actualiser les données de Birch pour les besoins du présent article. En revanche, j’ai pu rencontrer M. Hickmann, qui est installé en Europe et dispose de données détaillées sur la totalité des entreprises françaises et leur histoire de ces dernières années2. Les analyses qu’il a bien voulu me communiquer révèlent de très grandes similitudes entre les mécanismes de création d’emplois français et américain. L’un et l’autre ont pour moteur la petite entreprise. Il faut donc croire que si, toutes proportions gardées, notre création nette d’emplois reste très inférieure à celle des Américains, c’est parce que nous n’avons pas su donner à la petite entreprise la place qu’elle devrait avoir dans notre économie.
En Amérique, le moteur de l’emploi est la petite entreprise. En France aussi
Au milieu des années 80, Birch avait beaucoup étonné en déclarant que, « sur les dix ans qui venaient de s’écouler, les entreprises de moins de 100 personnes avaient créé 80 % de tous les emplois nouveaux dans l’économie américaine, que cela restait vrai dans les périodes de récession et que, d’une manière générale, la contribution à l’emploi des petites entreprises était beaucoup plus stable que celle des grandes ».
Ces observations ont été confirmées par Hickmann pour la France. Il indique, par exemple, que le Nord Pas-de-Calais avait perdu 3 % de ses emplois entre 1988 et 1993 alors que les entreprises de moins de 10 personnes en avaient créé 30 %. Les entreprises plus importantes avaient toutes enregistré des pertes d’emplois.
Qu’elle existe déjà ou qu’elle ait été nouvellement créée, la petite entreprise est donc bien le moteur de l’emploi, en France comme en Amérique.
Un marché soumis à des régimes turbulents
Aux États-Unis, 50 % des emplois se trouvent dans des entreprises de moins de 100 personnes, dont un gros quart dans des entreprises de moins de 20. Un autre gros quart est employé dans des entreprises de plus de 500 personnes, le reste, un petit quart, dans des entreprises de 100 à 500 personnes. Tout se passe comme si ces quatre catégories constituaient autant d’étages d’une chaudière. À l’étage du bas, celui des toutes petites entreprises, de nouvelles entreprises apparaissent, d’autres disparaissent, d’autres enfin passent dans la catégorie du dessus et il en est de même, de proche en proche, jusqu’au sommet de la chaudière.
Mais cette turbulence a des effets considérables. Birch a montré, par exemple, que 25 % des personnes employées dans des entreprises de la catégorie de 20 à 100 salariés ne se trouvaient plus, au bout d’un an, dans cette même catégorie : leurs entreprises s’étaient développées, elles étaient passées à la taille supérieure ou elles étaient tombées dans la catégorie des petites entreprises ou bien elles avaient tout simplement disparu. Elles seront remplacées par des entreprises à l’origine de plus petite taille (moins de 20 salariés) ou par de plus grandes entreprises (plus de 100 salariés) tombées dans la catégorie moyenne, ou par des entreprises qui auront été créées pendant cette période. Cette turbulence enfin se manifeste par la disparition d’entreprises à tous les étages de la chaudière. Birch a établi que dans toutes les régions d’Amérique disparaissent, chaque année, 8 % des emplois existant en début d’année. La conclusion qu’il en tire est qu’il ne sert à rien de s’opposer aux disparitions d’entreprises : mieux vaut consacrer son énergie à créer plus d’emplois, donc d’entreprises, qu’il n’en disparaît.
Les études menées par Hickmann en France révèlent la même turbulence du marché de l’emploi qu’en Amérique. Elles révèlent aussi que la turbulence est particulièrement importante dans le milieu des petites entreprises. Dans le Nord Pas-de-Calais, par exemple, les disparitions d’emplois résultant de disparitions d’entreprises ont été plus importantes dans les entreprises de moins de 10 personnes (31 %) que dans les entreprises de 10 à 100 personnes (22 %) et dans les entreprises de plus de 100 personnes (15 %). En revanche, les petites entreprises ont eu des taux de création d’emplois incomparablement plus importants que les autres, soit par naissances d’entreprises (26 %) soit par développement des entreprises existantes (35 %).
La conclusion s’impose : en France comme aux États-Unis, la meilleure façon de créer des emplois est de favoriser les créations d’entreprises.
Les maladies de jeunesse ne sont pas une malédiction : au contraire
La meilleure façon de créer des emplois est de favoriser les créations d’entreprises. Mais, pour Birch il convient, ensuite, de laisser faire la nature. Il fonde sa recommandation sur cette remarque que les entreprises qui se développent harmonieusement au cours de leurs cinq premières années rencontrent souvent par la suite des difficultés et parfois disparaissent, alors que des entreprises parvenues à maturité et donnant tous les signes d’une bonne santé ont souvent eu un démarrage heurté.
Il leur avait fallu des successions d’essais et d’erreurs, souvent longues et coûteuses, pour mettre au point des combinaisons efficaces d’innovations techniques, de marketing et d’organisation : les hauts et les bas qu’elles avaient connus jusqu’à leur maturité ne faisaient que refléter les différentes étapes d’un processus de développement à caractère darwinien.
Les observations qu’a faites Hickmann en France confirment celles de Birch en Amérique. Hickmann a notamment pu associer aux mortalités des entreprises du quart Nord-Est de la France survenues entre 1988 et 1993 les péripéties qu’elles avaient connues au cours des cinq premières années de leurs existences (dont la typologie est illustrée par le tableau ci-dessous). Comme on pouvait s’y attendre, les risques de disparitions ultérieures diminuent en passant de la gauche à la droite du tableau. Mais ils diminuent aussi, à l’intérieur de chaque catégorie A, B ou C, lorsque l’on passe d’un type de turbulence faible à un type de turbulence élevée. Il est même apparu que les entreprises de type A2 avaient une probabilité de survie supérieure à celles des entreprises de type C1.
Les secteurs où se créent des emplois ne sont pas toujours ceux que l’on croit
L’analyse faite par Birch des secteurs présentant un pourcentage d’entreprises en croissance d’emplois plus grand que la moyenne (critère qui est indépendant de celui des créations d’entreprises) aboutit à des remarques très surprenantes.
Les 15 secteurs les plus créateurs d’emplois comprenaient naturellement au milieu des années 80 les ordinateurs, l’électronique grand public et les équipements de communication mais y figuraient aussi les aciéries, les mines de charbon ; les fruits et légumes déshydratés et surgelés, les chemins de fer, les cyclomoteurs et bicyclettes, l’électroménager.
Dans le domaine de l’acier par exemple, les mini-aciéries se sont multipliées aux États-Unis, permettant à un grand nombre de petites entreprises hautement spécialisées de se créer et de se montrer très compétitives.
Un développement régional différencié
Si les régions américaines ont des taux d’attrition d’emplois à peu près identiques, c’est par l’importance et la nature de leurs créations d’emplois qu’elles se différencient les unes des autres. Chacune d’elles constitue un terreau particulier pour la création et le développement d’entreprises.
C’est ainsi qu’entre 1975 et 1985, le taux de création d’emplois a été très supérieur à la moyenne nationale à Boston, Los Angeles et San Francisco, inférieurs à New York et Philadelphie. Il apparaît aussi que la part des activités manufacturières dans les créations d’emplois est très supérieure à la moyenne nationale à Boston, Los Angeles et San Francisco, mais que ces activités ont été très destructrices d’emplois à New York et surtout à Philadelphie. En outre, les régions ne présentent pas les mêmes degrés d’attirance pour de nouvelles entreprises. Certaines sont vingt fois plus efficaces que la moyenne pour attirer de petites entreprises. Il apparaît aussi que les régions riches en créations d’entreprises ne sont pas les mêmes que celles qui se caractérisent par une forte croissance d’entreprises existantes.
Pour Hickmann, ces remarques s’appliquent aussi à la France. Elles signifient que certaines régions françaises se compareraient plus favorablement à des régions américaines ou britanniques qu’à d’autres régions françaises.
Rien ne vaut un développement endogène
Un développement endogène signifie un taux élevé de créations d’entreprises. Or, on l’a vu, l’existence de cette dernière caractéristique dans une région est synonyme d’un taux élevé de création d’emplois. Dans l’étude qu’il a réalisée pour le Nord Pas-de-Calais, Hickmann a mis en lumière les disparités de développement des différents territoires de cette grande région. Il est apparu que sur une période récente de cinq années, les emplois avaient été en légère croissance dans le Boulonnais alors qu’ils avaient fortement diminué dans le Douaisis et en Sambre Avesnois. Or le Boulonnais a beaucoup moins d’implantations de transplants que les autres territoires. Il se trouve aussi qu’il a un plus grand degré de turbulence, le même taux de mortalité d’entreprises, mais un taux supérieur de créations.
Les facteurs explicatifs du développement ne sont pas non plus ceux que l’on croit
Birch a analysé 322 « régions » américaines différentes et identifié 6 principaux facteurs explicatifs des créations d’emplois dont la nature du territoire (urbain ou rural), le mix d’activités (industries et services), les caractéristiques du marché du travail (taux de participation de la population et taux de chômage). Les facteurs de coût (impôts, coût du travail, de l’énergie, foncier, etc.) ne figurent pas sur cette liste.
Pour Birch, la croissance aujourd’hui est plutôt centrée sur des régions qui offrent des services et un environnement de qualité (éducation, savoir-faire de la main-d’oeuvre, style de vie, etc.) même s’ils sont relativement chers. La disponibilité de capitaux bon marché ne figure pas non plus sur sa liste, pas plus que l’importance des aides de la puissance publique. C’est qu’elles ne garantissent en rien que l’on en fera bon usage. Enfin, les analyses de Birch révèlent que, pendant la période étudiée, le déficit américain et les dépenses élevées de R&D liées à la défense avaient eu relativement peu d’impact sur les créations d’emplois.
L’alternative
Birch a manifestement négligé de prendre en compte de nombreux autres facteurs qui paraissent pourtant expliquer les performances de la machine américaine à créer des emplois : créations d’entreprises plus aisées – moindre condamnation sociale de l’échec liée à une plus grande propension des élites à entreprendre (les trois quarts des diplômés de Harvard Business School auraient, au bout de dix ans, monté leur propre entreprise) – stimulant moral de l’épargne de proximité – force du sentiment communautaire – défiance à l’égard des bureaucraties étatiques (dont on n’attend généralement rien) – mobilité des individus (un Américain sur dix change de ville chaque année) facilitée par la réglementation fiscale (pas de taxes sur les transferts de propriété foncière) – liens très étroits entre l’université et l’entreprise.
À la réflexion, il apparaît que ce sont là des conséquences, et non pas des facteurs de développement de l’emploi, ce qui justifie que Birch ne les ait pas pris en compte. Le seul facteur à considérer – et, à cet égard, Hickmann confirme, pour la France, les conclusions de Birch – est la prolifération de petites entreprises.
Or ce phénomène, nous l’avons vu, s’accompagne logiquement de turbulences et de disparitions d’entreprises, donc de risques de traumatismes sociaux. L’alternative à laquelle l’observation de l’Amérique et celle de la France conduisent est dès lors la suivante :
- ou bien refuser la flexibilité des petites entreprises, ce qui entraîne l’accroissement des disparitions d’entreprises, du chômage et de l’assistance, et contribue à « faire rouler le cercle vicieux du non-développement » (Peyrefitte) ;
- ou bien admettre les turbulences et tout mettre en oeuvre pour accroître le taux de création d’entreprises, afin d’animer le marché de l’emploi pour atténuer les risques de traumatismes sociaux liés au développement.
Ainsi formulé, le choix paraît clair. Il passe, cependant, par la réduction du rôle de Paris et la prolifération des initiatives locales de développement. C’est sûrement un grand défi pour la France. Washington a montré la voie.3
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1. Dalle-Bounine, Pour Développer l’Emploi, Masson, 1987.
2. Rolf Hickmann est président de The PH. Group, Londres et Paris, (110 bd Saint-Germain. Tél. : 01.42.34.57.60).
3. On trouvera, à cet égard, dans Pour Développer l’Emploi, des indications qui demeurent actuelles.