Mathématiques financières, un outil à maîtriser
Une utilisation déraisonnée des mathématiques financières, hors du cadre d’application des modèles, a incontestablement joué un rôle dans la crise. La responsabilité en incombe aux utilisateurs et non à l’outil. Car les mathématiques restent indispensables aussi bien pour les opérateurs des marchés que pour les régulateurs.
REPÈRES
Depuis 1973 et la célèbre formule de Black et Scholes, les modèles mathématiques ont été introduits dans le but de gérer et couvrir le risque. Ainsi, cette formule donne une stratégie permettant de couvrir parfaitement le risque d’un produit dérivé simple, sous les hypothèses du modèle de Black-Scholes. Depuis cette époque, des produits plus compliqués ont été introduits et, parallèlement, des modèles plus réalistes que celui de Black-Scholes ont été développés.
Nombreux sont ceux ayant désigné l’utilisation des mathématiques financières responsable de la crise dite des subprimes. En conséquence, les formations les plus prestigieuses en mathématiques financières (notamment celles de l’École polytechnique et du master de probabilités et finance de l’École polytechnique et de l’université Paris-VI) ont été montrées du doigt : » On apprend aux étudiants les plus brillants à faire des coups en Bourse » a‑t-on pu lire et entendre à maintes reprises. Il convient de préciser les choses : la crise est-elle due à l’introduction de modèles mathématiques complexes dans le monde de la finance ? Non. Certains utilisateurs de ces modèles ont-ils une responsabilité dans cette crise ? Oui.
Évidemment, en pratique, la décision de se servir d’un certain modèle dans un contexte donné relève de la responsabilité de l’utilisateur de ce modèle. Ainsi les modèles de mathématiques financières sont faits pour fonctionner dans un cadre standard, lorsque leurs hypothèses théoriques sont quasiment vérifiées. Les conséquences (financières) des écarts au modèle sont alors faibles. Une analogie serait de dire qu’il est sensé d’utiliser la mécanique newtonienne standard dans de nombreux problèmes, même s’il existe quelques frottements, mais que le même outil devient absurde dans un cadre relativiste.
Effets de la titrisation
Pas de gains sans risque
Les bénéfices indécents des banques observés sur les marchés ces dernières années auraient dû donner l’alerte : nous n’étions plus dans le cadre standard de la modélisation où l’hypothèse fondamentale est, rappelons-le, l’absence d’opportunité d’arbitrage (c’est-à-dire l’impossibilité d’obtenir des gains sans risque).
La crise financière de 2007–2008 a été largement provoquée par la croissance démesurée d’un marché particulier : celui des obligations adossées à des actifs, plus connues sous le nom générique anglais de Collateralized Debt Obligations (CDO). Les CDO ont été créées grâce à une méthode appelée titrisation, ou transformation des créances en titres. L’objectif de la titrisation est le transfert du risque de défaut des créanciers (typiquement, les emprunteurs immobiliers) vers des investisseurs extérieurs. Pour titriser son portefeuille de créances, la banque crée une société séparée et lui vend ce portefeuille. La société émet des obligations, les CDO, qui sont vendues aux investisseurs.
Ces obligations sont classées en plusieurs catégories ou tranches, qui déterminent l’ordre dans lequel les pertes du portefeuille de créances initial les affectent. La tranche dite senior est la moins rémunérée. Elle représente en général entre 80 % et 90 % du montant total et est la dernière à subir des pertes.
Les bénéfices indécents des banques auraient dû donner l’alerte
Elle est donc (au moins en théorie) beaucoup moins risquée que les créances du portefeuille initial. En effet, elle ne sera pas affectée par les pertes du portefeuille tant que toutes les autres tranches n’ont pas été détruites. Par exemple, considérons un portefeuille de prêts immobiliers, chacun de même montant. Si la tranche senior représente 90 %, elle ne sera pas touchée avant que 10 % des emprunteurs aient fait défaut, ce qui paraissait quasiment impossible.
Un risque systémique sous-évalué
Les CDO sont des produits financiers pouvant être extrêmement compliqués. En tenant compte des références à d’autres documents, le nombre de pages de la notice de certains de ces produits dépasse le million ! C’est pour dire à quel point personne ne pouvait vraiment appréhender la complexité de ces actifs. Dans ce contexte, les agences de notation ont utilisé des modèles simplifiés, basés sur les historiques des taux de remboursement des emprunts. Problème : ces modèles ont seulement pris en compte les non-remboursements des emprunteurs individuels dus à des circonstances particulières. En revanche, le risque systémique, lié à un renversement global du marché immobilier, a été largement sous-estimé. Pour en tenir compte, il aurait fallu remonter jusqu’aux années trente et la Grande Dépression, ce que personne n’a fait. Ainsi, si les tranches senior étaient bien protégées contre les risques individuels, elles n’étaient pas immunisées contre le risque systémique.
Des notations sans lien avec la réalité
On fabriquait ainsi à partir des prêts subprimes des obligations supposées quasiment sans risque !
Enfin, une note est attribuée à chaque tranche par une agence de notation (agence de rating). Les agences de notation sont des établissements indépendants qui estiment la qualité de crédit des émetteurs. Ainsi, leur note est censée mesurer l’exposition au risque de défaut de la tranche. Avant 2007, les tranches senior de la plupart des CDO recevaient la note la plus élevée AAA, qui correspond à un taux historique de défauts inférieur à 0,02 % par an. Cela a conduit à l’aberration suivante : à partir d’un portefeuille des prêts de basse qualité (subprimes), on fabriquait ainsi des obligations dont 90 % étaient supposées quasiment sans risque !
Concurrence et déontologie
Les agences de rating sont payées pour leurs services par les banques dont elles évaluent les produits. Si elles avaient appliqué une méthodologie prudente, elles auraient risqué de voir leurs clients partir chez un concurrent moins scrupuleux.
Cette dépendance au risque systémique s’est fait ressentir sur le marché à partir de 2007, lorsque les prix de l’immobilier aux États-Unis ont fortement chuté. Les notations ont alors été revues à la baisse. Cette révision s’est répercutée immédiatement sur les prix des CDO, provoquant des pertes très importantes pour les banques (qui utilisent depuis le début des années quatre-vingt-dix la comptabilité à la valeur de marché). Le mouvement de panique déclenché par ces pertes a alors quasiment réduit à zéro la liquidité du marché des CDO. En effet, les prix de ces » actifs toxiques » étant constamment révisés à la baisse, il devenait presque impossible de s’en débarrasser.
Panurgisme et mélange des rôles
Pour résumer, en raison d’une sous-estimation du risque systémique, les coupons des CDO sont devenus très attractifs. À partir de là, des sommes d’argent importantes ont commencé à être gagnées sur les marchés et une bulle s’est alors formée. Pourquoi cette bulle a‑t-elle perduré ? Car du point de vue individuel d’un acteur de marché, dans ce contexte de gains faciles, il faudrait être fou pour être le seul à vouloir en sortir.
Maths et antibiotiques
Elyes Jouini, vice-président de Paris-Dauphine, fait observer dans un article publié par Le Monde le 15 décembre 2008 que » condamner les mathématiques financières revient à combattre l’antibiotique qui guérit mais génère aussi de nouvelles souches plus résistantes. Il faut limiter l’usage des antibiotiques, et non interdire la recherche de nouvelles molécules. »
Même si les outils mathématiques étaient disponibles pour la bonne gestion des risques, la logique financière l’a emporté, et » on a fait comme tout le monde » pour ne pas perdre sa part du gâteau.
Les mathématiques financières ne sont donc pas responsables de la crise mais leur utilisation déraisonnée, hors du cadre d’applicabilité des modèles, a eu des conséquences graves. Faut-il donc désormais les condamner en tant » qu’outil pour spéculateurs mal intentionnés » alors qu’elles ont permis depuis quarante ans nombre d’avancées majeures dans la gestion des risques financiers ?
Certainement pas. Au contraire, la crise a prouvé que de nouveaux efforts de recherche et d’enseignement sur des aspects fondamentaux comme le risque systémique ou la liquidité sont nécessaires. Elle a également montré que les mathématiques et les mathématiciens sont indispensables, non seulement dans les salles de marchés des banques, mais aussi et surtout dans les cellules de recherche des autorités de tutelle des marchés financiers. Ils aideront les régulateurs à comprendre l’évolution constante des marchés financiers et à repérer à temps les excès pouvant conduire à des cataclysmes économiques.
3 Commentaires
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Philippe
Il suffirait donc de mettre un peu plus de matheux à l’AMF pour que tout baigne et que nous soyons à jamais protégés des errements des ignares et mal intentionnés.
Si c’était vrai cela se saurait. En fait, tant que le systeme actuel permet a ceux qui prennent des risques avec l’argent des autres de s’enrichir à titre personnel infiniment plus que ceux qui les controlent, les controleurs n’auront dans leurs rangs que des moines soldats et des laissés pour compte. Et du coup, il seront toujours trois longueurs derriere (et je ne parle meme pas des pressions politiques et du lobbying).
Car, ne revons pas, la sous évaluation du risque a arrangé tout le monde : les emprunteurs peu solvables ont eu acces au crédit, les banques ont gonflé leurs profits (puisqu’elles n’avaient plus de cout de risque) et les gouvernements ont vu une croissance inespérée leur tomber du ciel. Avec toutes ces qualites et le culte du court terme qui caracterise notre monde, la recidive est inevitable.….
Je pense que la solution est ailleurs : 1) Dans une logique de provisions lourdes pour les gens qui utilisent ces produits (un peu comme les réserves obligatoires des assurances)
2) En créant des sanctions pénales pour ceux qui dérapent sciemment ou par incompétence lourde ainsi que pour leurs supérieurs hiérarchiques (on peut aller en prison pour avoir blessé un piéton ou parce qu’un collaborateur n’a pas fait respecter les procédures de sécurité, alors pourquoi pas pour avoir ruiné 300 000 petits porteurs ?)
3) En renforcant l’obligation de traçabilité et en centralisant la compensation, ce qui permettra de remonter aux coupables en cas de malheur. (cela c’est plus difficile dans un monde comme le notre, je le concede).
Cordialement
Philippe GENDREAU
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