Vers un appauvrissement de la culture
Navigation sur Internet et jeux vidéo, vente de livres par Internet, vente de livres numérisés, voilà trois menaces sur le réseau des librairies. S’il s’effondre, les achats d’impulsion disparaîtront, car Internet peut difficilement en susciter.En contrepartie, il y aura quand même des gagnants : les ouvrages actuellement introuvables.
Le livre est-il menacé par les moyens modernes de communication et d’édition ? Cette question en recouvre trois, bien distinctes : la navigation sur Internet et les jeux vidéo, la vente de livres par Internet et la vente de livres numérisés.
Repères
La France, contrairement à d’autres pays, a encore un bon réseau de librairies traditionnelles, mais il est menacé (exemple, à Paris, de la fermeture de la librairie PUF du boulevard Saint-Michel). Un peu partout, et depuis une bonne vingtaine d’années, des marchands de fringues rachètent les meilleurs emplacements. En donnant le coup de grâce à ces librairies, Internet et la numérisation supprimeraient les achats d’impulsion, dont le volume n’est pas connu, mais qui sont certainement importants.
Du jeu vidéo à l’art de naviguer
Le livre était déjà victime de la télévision. À présent, Internet et les jeux vidéo causent une forte baisse du taux de lecture chez les jeunes. Quand ceux-ci atteindront la maturité, le goût des jeux leur passera peut-être, non celui d’Internet. Le jeune navigant a le sentiment de se réaliser, il est comme un motard qui saute les obstacles, et en comparaison la lecture lui paraît passive. Analyse simpliste, bien sûr, car le bon lecteur n’est pas passif : il revient en arrière, il met des signes dans les marges, il prend parfois des notes, il s’arrête pour réfléchir, il saute à un autre livre. Pour ma part, j’ai toujours une bonne dizaine de lectures en cours.
La navigation met à portée un savoir plus aisé à appréhender que celui d’une bibliothèque
De ces comportements de lecteur actif, le jeune navigant n’a même pas l’idée. La navigation met à sa portée, il faut le reconnaître, un vaste savoir, plus aisé à appréhender que celui d’une bibliothèque.
Tant pis, se dit-il, si ce savoir est de seconde qualité et entaché d’erreurs. Reste à savoir si la désertion d’une partie des jeunes porte vraiment tort à la grande littérature (en livres de poche). Ne nuit-elle pas plutôt aux romans policiers (déjà mal en point), à la science-fiction, aux ouvrages du type Stephen King ou Da Vinci Code ?
Éviter de se déranger
La vente de livres par Internet n’est pas entièrement négative, loin de là. Elle évite de se déranger. Naguère, bien des clients éloignés d’un centre-ville renonçaient à un achat de livre par manque de temps ou par paresse. D’autres, peu instruits mais lecteurs potentiels, hésitaient à franchir le seuil d’une librairie, de crainte de paraître balourds. Internet a levé ces obstacles. Il en résulte des ventes qui ne sont pas retirées aux librairies traditionnelles et qui viennent en plus.
Les supports électroniques ne permettent ni de feuilleter ni de laisser des marques
Cela dit, la formule a ses limites. De nombreux lecteurs, dont je suis, répugnent à acquérir un ouvrage qu’ils n’ont pas vu. Rien ne remplace le contact physique, dans une librairie traditionnelle ou de grande surface. Chacun de nous a le souvenir d’y être entré sans idée préconçue et d’être sorti avec un livre ; ou encore, d’être entré avec l’intention d’en acquérir un et d’être sorti avec deux. Ces achats d’impulsion bénéficient particulièrement aux ouvrages qui n’ont pas fait l’objet d’un battage médiatique et que le client découvre en butinant sur les tables. Internet ne permet pas cela.
Des livres numérisés
Un appauvrissement de la culture
Si les ouvrages non distrayants sont des nouveautés ou des ouvrages de fond relativement récents, présents sur les rayons des librairies, leur remplacement, dans les achats des lecteurs, par des exemplaires numérisés portera un coup de plus aux détaillants traditionnels qui n’en avaient vraiment pas besoin. Leur extinction ferait disparaître les achats d’impulsion.
Sur cette question se greffe celle des droits des auteurs et des éditeurs, actuellement soumise à la justice. Certains auteurs travaillent pour la gloire, d’autres, pour être utiles.
À défaut d’une rémunération décente, il faudrait néanmoins s’attendre à une baisse du nombre de titres nouveaux, et donc à un appauvrissement de la culture.
Là, nous sommes encore dans le domaine des hypothèses, car cette vente commence à peine. On nous annonce qu’en 2018 elle dépassera celle des livres sur papier. Cet enthousiasme n’est-il pas artificiel ?
Mettons à part les livres de distraction, vaste ensemble qui va de la bande dessinée à La Chartreuse de Parme. Je ne m’inquiète pas trop pour eux. Leur lecture sur papier restera sans doute plus agréable que celle d’un écran. Les supports électroniques » grand public » que je connais ne permettent ni de feuilleter l’ouvrage (il faut tourner les pages une à une), ni de laisser des marques.
La lecture sur écran fatigue assez vite. L’auteur ne pourra dédicacer. Sans doute y aura-t-il un recul des ventes traditionnelles, renforcé au début par un effet de snobisme. Il ne devrait pas être catastrophique.
Venons-en maintenant à tout ce qui n’est pas distraction. En ce domaine, où les exigences de confort sont moindres, la concurrence du numérisé risque d’être redoutable. Ou bien les lecteurs consulteront les livres numérisés sur écran, ou bien ils les imprimeront eux-mêmes, ou bien encore, pour obtenir une meilleure qualité, ils les feront imprimer au coup par coup dans des points de vente spécialisés.
Tel chercheur se passionne, par exemple, pour les occurrences du mot révolution. La numérisation résout son problème. Il n’aura ni à se déranger, ni à attendre les deux ou trois jours de livraison nécessaires à Amazon et à ses émules. Encore faut-il, parmi ces livres non distrayants, opérer une distinction : d’un côté, la culture s’appauvrira, et de l’autre, elle s’enrichira.
La résurrection des auteurs méconnus
D’autres ouvrages non distrayants ne se trouvent plus sur les rayons des librairies. Le dieu Google et ses pareils vont les ressusciter.
Leurs auteurs et leurs éditeurs n’ont rien à y perdre, même si la rémunération est mince. D’ailleurs, la majorité de ces titres sont tombés dans le domaine public.
Tout lecteur va pouvoir se procurer tel ouvrage ancien très pointu ou tel bouquin complètement oublié, sans devoir se présenter à la Bibliothèque nationale de France, nécessairement réservée à un petit nombre. Ce sera, dans une certaine mesure, la revanche des auteurs méconnus.
Ce sera aussi un pas important vers une meilleure diffusion de la culture.
Une consolation
Puis-je tenter une synthèse des effets divergents de ces nouveaux moyens de communication et de vente, tels que je les prévois ? Le réseau des libraires traditionnels est gravement menacé. En conséquence, et par suite aussi des progrès de la navigation sur Internet, on peut s’attendre, même si l’on additionne le numérique et le papier, à une baisse des ventes de nouveautés ainsi que des rééditions de classiques. Les seuls gagnants évidents seront les ouvrages qui se morfondent actuellement dans les oubliettes. Il n’y a pas de quoi se réjouir, mais c’est une consolation.
Propos recueillis par
Christian Marbach (56)
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