Manuel d’éducation des jeunes robots à l’usage de leurs maîtres
La robotique développementale s’inspire des études de biologie et de psychologie du développement humain pour nos futurs robots. Domestiques, assistants, ils auront à percevoir et interpréter une immense variété d’objets et de situations et devront apprendre au contact de leur maître des tâches nouvelles et de plus en plus complexes. Faute de les doter de toutes les connaissances nécessaires dès leur création, ne faut-il pas les doter de capacités d’apprentissage et les éduquer ?
REPÈRES
Le robot comme alter ego de l’humain est un des piliers de la science-fiction. Il peut remplir à sa place des tâches pénibles ou simplement peu intéressantes. Toutefois, en dehors du cadre de l’usine, nous sommes encore loin de la réalisation de robots aptes à remplir les tâches ordinaires de notre quotidien. Mais, à l’instar des robots aspirateurs commercialisés à des millions d’exemplaires, la robotique prend progressivement place dans notre vie.
L’aspect social et la capacité d’interaction avec les humains sont primordiaux
Après les robots utilitaires spécialisés, des robots ludiques arrivent sur le marché. Ces modèles que l’on peut qualifier de » compagnons » ont un rôle social, un intérêt essentiellement dans le cadre des interactions qu’ils peuvent engager avec leurs utilisateurs.
Dès lors, l’un des challenges importants pour ces robots est de fournir des interactions riches et renouvelées afin d’intéresser leur propriétaire.
Maîtriser la complexité
Pour ces robots domestiques, l’aspect social et la capacité d’interaction avec les humains sont primordiaux.
Robots d’assistance
À moyen terme, des versions plus évoluées des robots compagnons devraient améliorer la qualité de vie de personnes âgées ou dépendantes et leur permettre de rester autonomes quelques années supplémentaires en assurant une forme de surveillance et d’assistance pour des gestes simples du quotidien.
Cela implique au plan mécanique une autonomie de déplacement, la capacité de saisir, de manipuler des objets tout en garantissant la sécurité des utilisateurs. Mais les plus grands défis relèvent du logiciel, de « l’intelligence ». Ces robots doivent intégrer des capacités de perception et d’interprétation des situations très supérieures à ce qui est possible aujourd’hui : détecter des objets, des visages, interpréter les expressions et les gestes de l’humain. D’une manière générale, ils se trouvent contraints de « comprendre » les situations complexes caractéristiques de l’environnement quotidien des humains.
Trois approches technologiques
Un robot européen
Le projet européen RobotCub développe le robot humanoïde iCub spécifiquement adapté à la robotique développementale. Ce robot, de la taille d’un enfant de trois ans, est doté de 53 degrés de liberté. L’ensemble de sa conception matérielle et logicielle est Open Source.
Pour obtenir l’indispensable richesse d’interaction entre maître et robot, la première approche est celle de l’ingénierie classique dans laquelle nous dotons notre robot de toutes les capacités nécessaires avant sa commercialisation. Il est ainsi équipé d’un système de reconnaissance de personnes, et d’objets, de la capacité à interpréter un certain nombre de situations et d’une base de jeux et d’histoires, à la manière de la majorité des jouets actuels. Et comme avec ces jouets, l’utilisateur risque de se lasser rapidement des possibilités limitées, et de l’abandonner dans un coin.
La seconde solution, plus crédible en l’état de la technologie, est de faire appel à une connexion réseau, afin de pouvoir télécharger de nouveaux contenus. Ces contenus peuvent être des histoires, des informations ou des comportements et provenir de professionnels ou d’autres utilisateurs, à la manière des réseaux sociaux. Enfin, une troisième solution est d’implanter dans le robot une capacité d’apprentissage suffisamment souple et performante. L’utilisateur peut ainsi lui apprendre directement à réaliser de nouvelles tâches, à reconnaître de nouvelles situations, ou à raconter de nouvelles histoires.
Les clés de l’apprentissage
La robotique développementale s’intéresse à cette troisième voie. Son principal objectif est de concevoir des robots qui soient capables d’apprendre, pendant toute leur existence, de nouveaux savoirs et de nouvelles compétences en interaction avec des utilisateurs qui ne seront pas des spécialistes en robotique. Une distinction importante, car il ne s’agit pas de permettre à des personnes de programmer de nouveaux comportements ou de nouvelles histoires, mais bien de leur permettre d’enseigner des choses au robot comme on le fait pour un enfant.
S’inspirer de l’enfant
Le renouvellement des comportements est indispensable
La robotique développementale s’inspire du meilleur apprenant possible : l’enfant. Il existe une immense variété de travaux, que ce soit en biologie ou en psychologie, portant sur le développement et l’apprentissage chez l’homme, remontant à des précurseurs comme Jean Piaget. De nombreuses études montrent que le processus de développement et de maturation physique est crucial pour permettre à l’enfant d’apprendre de manière contrôlée des comportements de plus en plus complexes partant de l’apprentissage de tâches simples.
La robotique développementale s’inspire des diverses approches, des études du comportement de l’enfant jusqu’à l’analyse des structures du cerveau impliquées dans l’apprentissage.
Robotique, apprentissage et intelligence artificielle
Aibo, curieux de découvrir son environnement © P.Y. OUDEYER |
L’idée de concevoir des robots capables d’apprendre n’est pas nouvelle. Ainsi Turing, dès 1950, proposait de concevoir des robots capables d’apprendre comme des enfants, avec l’espoir qu’il serait plus simple de réaliser ces mécanismes d’apprentissage que de reproduire directement l’intelligence de l’humain adulte. De nombreux travaux d’intelligence artificielle se sont ensuite appliqués à la robotique. Des chercheurs, comme Rodney Brooks dans les années quatre-vingt-dix, ont insisté sur l’importance de l’incarnation, de l’interaction avec l’environnement et de l’apprentissage pour développer des robots efficaces.
Permettre d’enseigner des choses au robot comme on le fait pour un enfant
De très nombreuses recherches ont également été menées sur différentes méthodes d’apprentissage appliquées à la robotique. Cependant, dans la plupart des cas, l’apprentissage demande la création de bases de données d’exemples, ou la préparation de conditions très particulières ; faire apprendre une tâche à un robot demande souvent autant, voire plus de travail au concepteur que la programmation directe. Les méthodes permettant à un robot d’apprendre plusieurs tâches différentes sans une reconfiguration profonde du système sont rares.
Une problématique système
Ainsi, les défis de la robotique développementale demandent de développer de nouveaux algorithmes d’apprentissage qui soient, par exemple, incrémentaux et stables dans le temps, mais se placent aussi au niveau système.
Tapis d’éveil
Oudeyer et Kaplan ont créé un modèle de motivations intrinsèques qui stimule la curiosité et l’ont appliqué à un robot Aibo placé sur un tapis d’éveil. Le robot apprend à prédire les conséquences de ses actions et choisit ses actions en privilégiant celles pour lesquelles il pourra le mieux progresser dans son apprentissage. Ce comportement constitue une véritable trajectoire développementale : le robot réalise certaines actions de manière répétée avant de passer à d’autres actions, en privilégiant d’abord les actions les plus simples avant de passer aux actions les plus complexes lorsqu’il est capable de prédire correctement les conséquences des actions simples.
Elle s’intéresse, par exemple, au développement des représentations efficaces et évolutives qui permettent d’apprendre de nouvelles tâches sans reprogrammation. Elle développe aussi des méthodes automatiques pour l’acquisition des informations nécessaires à l’apprentissage. Dans cette optique, la robotique développementale conçoit des méthodes d’interaction avec l’humain qui permettent au robot d’apprendre mieux et plus rapidement.
Des robots curieux
Pierre-Yves Oudeyer et Frédéric Kaplan au Computer Science Laboratory de Sony ont mené des travaux sur les motivations intrinsèques et la curiosité, partant de l’idée que la plupart des robots apprenants sont conçus pour apprendre une seule tâche dans une situation donnée, au contraire des enfants qui vont apprendre une foule de choses de manière autonome. Notamment, lorsqu’ils sont laissés libres de leurs actions, ils vont choisir des activités, non pas au hasard, mais en fonction de leurs capacités et selon des critères que l’on appelle des motivations intrinsèques. Ils ne choisiront pas des activités trop simples qui les ennuient, ni des activités trop complexes qu’ils n’arriveront pas à réaliser. Or ce choix est essentiel pour leur permettre d’apprendre des tâches de plus en plus complexes. Ces travaux, qui font par ailleurs appel à des méthodes d’apprentissage classiques, se concentrent ainsi sur la manière dont le robot peut explorer son environnement pour permettre un apprentissage efficace. Au passage, cela a permis à leurs auteurs de constater des limitations de certains modèles psychologiques et de proposer de nouvelles pistes de recherche.
Psychologie de la perception
Plusieurs équipes travaillent sur des approches très génériques de l’apprentissage visuel afin de permettre à un robot d’apprendre les éléments de son environnement à l’aide d’un système unique et en obtenant les exemples d’apprentissage de manière autonome, ou en interaction avec un humain. Ces approches se fondent en général sur le concept de protoobjets, décrit en psychologie cognitive, qui sert d’intermédiaire entre l’information visuelle au niveau de la rétine et les objets reconnus qui sont utilisés par les processus cognitifs plus complexes.
Interprétation progressive
La capacité à interpréter son environnement et à le segmenter en objets individuels est un second exemple, sur lequel nous travaillons dans notre équipe à l’ENSTA ParisTech. Il existe aujourd’hui de très nombreux algorithmes de traitement d’image, utilisant de plus en plus souvent l’apprentissage, qui permettent de reconnaître des objets (y compris dans des contextes très difficiles), des visages, ou des lieux dans une ville.
Apprentissage
Les capacités d’un robot compagnon doivent être évolutives : apprendre à reconnaître de nouveaux objets, de nouvelles personnes, apprendre à jouer à un nouveau jeu, raconter de nouvelles histoires. Tout cela doit de plus se faire de manière simple et intuitive pour le maître du robot.
Cependant, ces algorithmes sont tous développés spécifiquement pour leur tâche et lorsqu’ils utilisent l’apprentissage, ils requièrent des bases de données adaptées. La robotique développementale cherche pour sa part des méthodes plus génériques permettant de reconnaître tous ces éléments via un apprentissage progressif.
Écoles pour robots
La robotique développementale propose une approche pluridisciplinaire
Poussée à son extrême, l’approche développementale nécessite donc un long entraînement individuel de chaque robot et demande donc de créer des écoles pour les robots ou de fournir à chaque utilisateur un véritable manuel d’éducation en remplacement des modes d’emploi actuels, ce qui limiterait fortement la diffusion de ce type de machines. Mais, il reste possible d’implanter dans les robots un ensemble de connaissances et de capacités qui les rende immédiatement fonctionnels. Le rôle essentiel de l’approche développementale dans ce cadre sera de concevoir ces capacités pour qu’elles soient facilement extensibles pour les utilisateurs et adaptables à des environnements particuliers.
Est-ce qu’un robot de ce type, doté de capacité d’interaction avec les hommes, d’apprentissage, de curiosité sera intelligent ? Question fondamentale, encore sans réponse, mais l’approche développementale est probablement une voie intéressante pour espérer arriver un jour à une » intelligence artificielle « .
Une approche intégrante
À plus court terme, la robotique développementale propose ainsi une approche mettant en avant des capacités d’apprentissage et d’adaptation continue pour des environnements complexes : l’environnement quotidien des humains. Loin de tirer un trait sur toutes les avancées obtenues en robotique et en informatique, la robotique développementale propose une reformulation de certains objectifs et une approche système et pluridisciplinaire de la robotique.
La recherche en robotique développementale
L’approche de la robotique développementale a été proposée par Juyang Weng et ses collègues dans l’article « Autonomous mental development by robots and animals » paru dans Science en 2001. Des équipes du monde entier se réclament désormais de cette approche, en particulier en Europe où plusieurs projets européens portent sur ce thème.