Courrier des lecteurs
Réponse à François Gaudel par Christian Jeanbrau (63), ancien doyen de l’Inspection pédagogique régionale de Montpellier sur son article (Forum Social, La Jaune et la Rouge du n° 627) titré « Enseigner les mathématiques (…) »
Le texte de François Gaudel (Forum Social, La Jaune et la Rouge, n° 627) titré « Enseigner les mathématiques (…) » me laisse rêveur. Présentation-témoignage de trente années d’expérience sur un poste d’enseignant de mathématiques dans un lycée sensible (ZEP) de Seine-Saint-Denis, il ne me semble pas de nature à faire prendre conscience au lecteur polytechnicien hors du champ de l’enseignement secondaire (c’est-à-dire à la quasi-totalité de la communauté) de l’état de dévastation culturelle de celui-ci.
François Gaudel est assurément un homme de bonne volonté et un modéré. Mais du coup, l’image qu’il donne, si elle ne néglige pas une évolution qui, des sections C des années soixante-dix au flou des terminales d’aujourd’hui – voir les récentes hésitations pudiques de Xavier Darcos sur l’opportunité d’un réajustement du/des baccalauréat(s) –, ne saurait passer pour une marche au progrès, l’image qu’il donne, donc, parce qu’elle est celle – la sienne – d’un professeur de mathématiques en lycée chargé des sections scientifiques, occulte le tragique effondrement de la scolarité obligatoire et ne met pas en lumière la tragédie culturelle des filières autres que S. La valorisation d’une certaine réussite personnelle et locale, dans le cadre de quelques initiatives ayant su éviter l’insuccès peut alors relever – et c’est ma conviction comme ma crainte – de l’arbre qui cache la forêt.
Les éléments fournis, les détours évoqués (Maths en Jeans / Ateliers Exploration mathématique / Club CNRS Sciences et Citoyens / Association Animath), tout cela est sans doute respectable et bel et bon – encore que, de ma connaissance de certains aspects de ces démarches via mon expérience de membre du comité national de l’APMEP (Association des professeurs de mathématiques de l’Enseignement public) autour de 1990, j’ai surtout retenu de solides réserves –, mais quoi qu’il en soit, ne saurait répondre aux problèmes de fond et généraux qui se posent au système éducatif, ni dessiner en termes de solution un avenir. On notera d’ailleurs – et on s’interrogera sur ce point – que, nous dit F. Gaudel, « … toutefois, l’Éducation nationale en tant que telle n’a qu’une implication faible dans tout cela.… »
J’ai naguère essayé (voir La Jaune et la Rouge de mai 2006) de cerner quelques éléments d’une refonte globale du système, car seule, une approche d’ensemble, dans un réformisme structurel général, peut constituer l’esquisse d’un ressaisissement éducatif, dans les « ghettos » qu’évoque F. Gaudel comme ailleurs ! L’une des principales difficultés d’ailleurs tient à ceci – et le témoignage livré en est symptomatique – que le corps enseignant, qui ne sait pas se penser comme un collectif responsable, dans l’individualisation de ses constats amers, qu’adoucissent souvent, comme ici, des satisfactions personnelles liées à des réussites ponctuelles, s’en tient à des positions éventuellement déploratoires, mais en aucun cas potentiellement porteuses du recadrage systémique indispensable.
« … Ne pouvant dans ce court article développer mes réflexions sur ce qui pourrait faire avancer les choses… » nous dit Gaudel. C’est pourtant cela qu’on attend, cela d’abord, cela en lieu et place d’un constat modéré évoquant des situations qui se dégradent mais, outre qu’elles sont présentées en trop raisonnable demi-teinte, sont déjà sociologiquement bien connues. Expérience contre expérience, j’ai parcouru de 1966 à 2004 à peu près tous les échelons de la responsabilité enseignante, de la sixième en ZEP à la préparation des concours de recrutement, soit en IUFM (Créteil) soit à l’ENS (Cachan) soit en université (Marne-la-Vallée), j’ai observé et suivi comme inspecteur les évolutions pédagogiques de plusieurs centaines de professeurs, dans plusieurs dizaines d’établissements, j’ai procédé dans le cadre de la préparation d’un rapport pour le Haut Conseil de l’Évaluation de l’École en 2001- 2002 à une enquête approfondie spécifique couvrant le primaire et le secondaire dans les académies de Paris et de Poitiers… et mon verdict est assez loin des modérations de François Gaudel !
Du délabrement de l’enseignement obligatoire à ce mal endémique qu’est l’inefficacité très majoritaire des cadres (chefs d’établissements, corps d’inspection…), de la pusillanimité du corps enseignant à l’archaïsme contre-réformiste de ses organisations syndicales, notre système éducatif est une immense pyramide rongée de l’intérieur (que consolident quelques sparadraps qu’on s’acharne à valoriser) et dont on attend, de fait, l’implosion.
Jouer les Cassandre, évidemment, ne suffit pas, mais les solutions, qui passent par une transformation complète des approches (tout le concept de liberté pédagogique et d’autonomie des établissements reste à construire) et par une modification fondamentale des cursus (dissociation de la formation citoyenne, mi-temps en classes hétérogènes) et de l’accès à l’excellence individuelle (mi-temps d’acquisition des compétences et des connaissances par cumul d’unités de valeur optionnelles en groupes de niveaux homogènes), ces solutions, dont on regarde avec un effarement craintif les pâles ébauches dans quelques pays de l’Europe du Nord, ne sont pas à ce jour comprises.
François Gaudel est un optimiste et nous manquons d’imprécateurs lucides ! Le bateau coule. Il faut absolument faire autre chose et mieux que repeindre quelques canots de sauvetage !