Hommage à Mokhtar Latiri (X47)

Dossier : ExpressionsMagazine N°628 Octobre 2007Par : Elyès JOUINI, Université Paris-Dauphine et Institut universitaire de France

MOKHTAR LATIRI nous a quit­tés. Bien sûr, il y a l’homme public, celui qui a occu­pé de nom­breuses fonc­tions de toute pre­mière impor­tance dans la Tuni­sie en pleine construc­tion des len­de­mains de l’Indépendance. Dès 1958, à 32 ans, il était ingé­nieur en chef des tra­vaux publics et on lui doit notam­ment la réa­li­sa­tion des aéro­ports de Tunis-Car­thage, Ska­nès- Monas­tir et Djer­ba, celle du port de Gabès, celle de la sta­tion tou­ris­tique de Port el-Kan­taoui, la grande mos­quée de Car­thage. Il fut éga­le­ment, entre autres, PDG de la Socié­té tuni­sienne de l’électricité et du gaz. Il fut enfin, jusqu’à récem­ment encore, conseiller spé­cial auprès du Pré­sident de la République.

Mais ce n’est pas de cela que je sou­haite témoi­gner mais plu­tôt de tout ce que Mokh­tar Lati­ri a fait en faveur de la for­ma­tion et, par-delà les aspects ins­ti­tu­tion­nels, ce sont ses extra­or­di­naires qua­li­tés de coeur que je sou­haite mettre en lumière.

Ancien élève de l’École poly­tech­nique (47) et de l’École des ponts et chaus­sées (51), il était le deuxième poly­tech­ni­cien tuni­sien et le pre­mier à avoir effec­ti­ve­ment exer­cé les fonc­tions d’ingénieur.

Toute sa vie, il a cru en la néces­si­té de s’impliquer tout entier et sans réserve dans la construc­tion de son pays et plu­tôt que de gérer comme une rente son sta­tut de poly­tech­ni­cien, il n’a ces­sé de vou­loir faire des émules.
Fon­da­teur de l’École natio­nale d’ingénieurs de Tunis, il est éga­le­ment le père de la « filière A », réser­vée aux meilleurs bache­liers scien­ti­fiques et garan­tis­sant à ces der­niers l’accès aux meilleures classes pré­pa­ra­toires fran­çaises : Louis-le-Grand, Sainte-Gene­viève, Hen­ri-IV, Pierre-de-Fermat…

Il entre­te­nait des rela­tions per­son­nelles directes avec les pro­vi­seurs de ces lycées d’exception et son com­bat consis­tait à repé­rer, par­tout en Tuni­sie, ces têtes bien faites à même d’aspirer aux plus grandes écoles françaises.

Loin de s’arrêter à la sélec­tion, il vou­lait don­ner à cha­cun toutes ses chances car il savait que le talent n’est pas l’apanage des riches et que de bonnes condi­tions de vie et de tra­vail sont indis­pen­sables à la réussite.

Il le savait peut-être même plus que tout autre car, fils de maçon comme il se plai­sait sou­vent à le rap­pe­ler, c’est grâce à la mobi­li­sa­tion de dons pri­vés que ce jeune Tuni­sien, brillan­tis­sime lau­réat du prix du Résident géné­ral, a pu par­tir en France suivre les cours du lycée Louis-le- Grand. Cette mobi­li­sa­tion était l’oeuvre du hasard et c’est ce hasard que Mokh­tar Lati­ri a vou­lu rem­pla­cer pour les géné­ra­tions sui­vantes en mobi­li­sant à son tour ses amis et anciens pro­té­gés ; chefs d’entreprises deve­nus mécènes par la grâce de celui que tout le monde appe­lait Si Mokhtar.

Il me disait que ce n’était que rendre ce qui lui avait été don­né, mais c’était là toute la dif­fi­cul­té : rendre et don­ner natu­rel­le­ment, avec géné­ro­si­té, avec humani­té, sans se sou­cier de l’écume. Seule l’intéressait la per­son­na­li­té du jeune qu’il essayait d’aider et il ne se sou­ciait ni des réseaux, ni des recom­man­da­tions de complaisance.

Il avait du temps à consa­crer à cha­cun de ces jeunes qui le sol­li­ci­taient, pro­di­guant ses conseils et engen­drant juste ce qu’il faut de hargne pour redou­bler d’efforts avec ses répliques sans appel : « Tu es pre­mier en maths et en phy­sique, c’est bien, reviens me voir quand tu le seras aus­si dans les autres matières !»

Il sem­blait pui­ser sans relâche dans une source d’énergie inépui­sable1 pour iden­ti­fier, conseiller, mobi­li­ser, don­ner aux uns et aux autres l’élan ini­tial qui conti­nue à façon­ner leur tra­jec­toire. Cha­cun de ses voyages en France était mis à pro­fit pour ren­con­trer les élèves de grandes écoles du moment et nom­breux sont ceux de ma géné­ra­tion qui ont été mar­qués par un dîner aux Fon­taines, rue Souf­flot, une ren­contre à l’amphi Caquot, aux Ponts et Chaus­sées ou sur le cam­pus de l’X.

Il a été applau­di lors de la créa­tion, à la fin des années quatre-vingt-dix, de l’Association des Tuni­siens des Grandes Écoles. Il était fier de cette com­mu­nau­té de près de 3000 élèves et anciens élèves des grandes écoles dont il était, pour beau­coup, le père spirituel.

Depuis que je me suis inté­res­sé à la finance, il me taqui­nait sou­vent me deman­dant « sur quelles valeurs parier pour deve­nir mil­liar­daire ? » Et je pre­nais cette ques­tion, répé­tée à cha­cune de nos ren­contres, pour une gen­tille plai­san­te­rie. C’est lors de notre der­nière entre­vue qu’il m’a don­né la clé de l’énigme : pour sa part, il n’a jamais parié que sur les hommes et sur l’intelligence et il se sen­tait riche de leur estime et de leur affec­tion, lais­sant à d’autres d’autres voies d’enrichissement et d’autres formes de richesse.

Elyès Joui­ni,
Uni­ver­si­té Paris-Dau­phine et Ins­ti­tut uni­ver­si­taire de France

1. Nom­breux sont ceux qui savent que cette source d’énergie, ce fut Saloua Cha­hed, son épouse décé­dée en 1995. Elle était d’une dou­ceur et d’une gen­tillesse infi­nies. Incon­so­lable après sa dis­pa­ri­tion, nous pou­vons, en ce qui nous concerne, nous conso­ler en nous disant qu’il s’en est allé la rejoindre.

Pho­to­gra­phies publiées avec l’aimable auto­ri­sa­tion de Jeune Afrique.

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