Enseigner la littérature et la philosophie
Comment enseigne-t-on aujourd’hui l’écriture à l’École polytechnique ? Quel est le niveau des jeunes X, avant et après leur passage ? Peuvent-ils embrasser une carrière littéraire ? Le responsable de l’enseignement et un jeune ingénieur et poète apportent leurs réponses.
REPÈRES
L’enseignement de la littérature proprement dite consiste essentiellement en un séminaire » d’analyse littéraire « , animé par Dominique Rincé, suivi par 20 à 25 polytechniciens chaque année. » J’y choisis très librement des parcours, principalement à travers l’espace poétique et dramaturgique. J’abandonne un peu le terrain romanesque à mon collègue Finkielkraut qui, bien que philosophe, s’intéresse aux représentations de l’amour dans quelques grands textes de notre tradition romanesque principalement européenne.
» Il n’y a nulle part d’enseignement dédié à l’écriture elle-même. Mais tous les séminaires dédiés aux humanités et sciences sociales favorisent la pratique et tous les cours magistraux, quelles que soient leurs thématiques, conduisent à une évaluation sous forme de dissertation. »
Dominique Rincé, professeur chargé de la littérature, précise que » à côté du séminaire précisément intitulé » Littérature française et analyse littéraire « , l’on trouve un enseignement de » linguistique » plus technique et un autre, dédié aux représentations romanesques de la passion amoureuse. Les séminaires, ou cours magistraux, d’histoire et d’histoire de l’art invitent à une réflexion et à des démarches qui vont dans le même sens. »
Un menu à la carte
Un renfort aux vertus insoupçonnables pour nos futurs ingénieurs-managers
Franck Lirzin ajoute que » c’est cette possibilité qui m’a décidé à choisir l’X : pouvoir » faire » des humanités à côté du parcours scientifique classique. Les concours m’avaient irradié de mathématiques et de raison à trop haute dose, et il m’a fallu de la poésie, de la philosophie, du dessin. J’ai suivi avec beaucoup d’intérêt le séminaire de Dominique Rincé et rédigé sous sa direction un mémoire sur le rythme dans la poésie néolyrique. »
» Ce qui fait la richesse des cours d’humanités, ajoute-t-il, c’est la possibilité de découvrir de nouveaux domaines ou d’en approfondir d’autres. On picore entre tous ces sujets et chacun ouvre des pistes sur lesquelles cheminer ensuite. »
Une culture générale indispensable
Cette capacité de type culturel, ou de culture générale, est-elle indispensable à des jeunes appelés à devenir des cadres dans un domaine plus souvent scientifique que littéraire ?
» C’est vraiment chez moi une conviction vive et profonde, répond Dominique Rincé. Sans nier l’apport de certaines techniques de communication ou de management moderne, la fréquentation des grands textes et des plus belles écritures de notre culture sera d’un renfort aux vertus insoupçonnables pour nos futurs ingénieurs-managers.
» Racine, Flaubert ou René Char peuvent souterrainement nous en » apprendre » davantage sur la nature des conflits, la complexité des représentations et les hypothèses de résolution des » tourments » du monde où nous vivons que n’importe lequel des » manuels » de gestion des ressources humaines, aussi sophistiqués soient-ils. »
Un intérêt indiscutable
Un apprentissage de la vie
» Mon premier poste à Marseille m’a désarçonné, confie Franck Lirzin. Ma formation d’ingénieur m’était inutile pour résoudre les problèmes humains, pour imaginer un avenir, pour défendre mes idées. La littérature, c’est un apprentissage de la vie, la » vraie vie » comme dirait Rimbaud. » J’y ai puisé ce dont j’avais besoin. Lire Tolstoï pour découvrir le management. Lire Malraux pour apprendre à parler. Lire Voltaire pour apprendre à penser.
» Et l’enseignement à l’X invite à suivre ces chemins, parfois longtemps après les avoir foulés une première fois. »
Cet enseignement intéresse-t-il les élèves ? » Je réponds oui sans hésiter. Cet intérêt se mesure chaque année à la fois dans les résultats des sondages opérés auprès des élèves et dans la qualité des contacts oraux que nous nouons avec certains d’entre eux
» Ont-ils conscience de ce qu’il pourra leur apporter à l’avenir ?
» Ma réponse est plus réservée : je crois qu’il faut parfois plusieurs années de post-formation et de début d’activité professionnelle à nos élèves pour qu’ils ressentent ou mesurent toute l’importance de cet enseignement d’humanités dont » l’efficacité » est si peu mesurable à l’aune des critères des sciences exactes ou des technologies. »
Une incroyable diversité
Écrire c’est sortir
Aller dans le langage, dans l’imagination, de par le monde, le voir et le comprendre. Poésie, récits, soirées littéraires – l’oral est si important -, articles plus sérieux. Comme les branches d’un arbre, qui poussent chacune, et forment ensemble une voilure verte. L’écriture de poèmes n’est pas tant un loisir qu’un travail sur soi, qu’une invitation à comprendre et dépasser le réel.
FL
Les polytechniciens sont-ils armés pour écrire ? » La pédagogie polytechnicienne fait tout pour que la mission de formation à la clarté et à la pertinence des raisonnements, oraux ou écrits, soit remplie. Mais évidemment les talents et les tempéraments en la matière sont d’une incroyable diversité. Certaines années, à l’intérieur de mon seul séminaire, j’ai des élèves dont le profil » littéraire » va, disons, d’une classe de première simplement » moyenne » à un niveau quasiment suffisant pour suivre un enseignement à l’ENS Ulm… » Lettres » évidemment !
» L’X m’a appris à être synthétique, ajoute Franck Lirzin, à dire l’essentiel. Stendhal aurait pu être polytechnicien. J’aime beaucoup les récits épurés comme ceux de Flaubert ou ceux plus abstraits comme ceux de Virginia Woolf.
L’essentiel du récit et des sentiments, cette capacité à dire simplement la polyphonie du monde, ce sont des outils puissants. »
Un but en soi
Stendhal aurait pu être polytechnicien
Arrive-t-il parfois aux X de considérer l’écriture non pas comme un outil à utiliser avec compétence et parfois plaisir, mais aussi comme un but en soi ?
» J’estime à une bonne dizaine par promotion le nombre de jeunes X qui font de l’écriture littéraire, souvent fictionnelle, quelque chose d’important, voire d’essentiel pour eux dans leur vie ; pour tout simplement la penser, la vivre et la dire » autrement » même si cela ne débouche que très rarement sur une publication. J’ai le privilège, par la nature de mon enseignement, d’en croiser un, tous les quatre ou cinq ans, dont la production est absolument remarquable, tantôt de » justesse » , tantôt d’originalité, presque toujours de modestie… et c’est un vrai bonheur que de pouvoir les encourager à travers conseils et critiques bien sûr. »
Les épreuves de français
Il y a toujours au concours d’entrée une épreuve écrite de français et une à l’oral pour les admissibles. Il n’y a pas d’épreuve écrite de littérature au sens strict lors de la scolarité à Palaiseau mais des dissertations (à trois reprises) à la fin des cours magistraux, quelle qu’en soit la matière du moment choisie par l’élève : histoire des idées, éthique, histoire économique, gestion, etc. Comment ces compositions sont-elles abordées ?
» Toujours avec un peu d’inquiétude, classement ou pas ! Certains sont restés » doués » ou familiers de l’exercice rédactionnel et intellectuel subtil qu’est la dissertation. D’autres ne l’ont jamais aimé et continuent de le redouter. Mais dans l’ensemble les performances moyennes d’une promo sont plus qu’honorables et je tiens à saluer en particulier celles des jeunes X étrangers, de mieux en mieux préparés par nos collègues enseignants de » français langue étrangère » au Département des langues et cultures. »