Carnets de route et journaux de voyage
De tout temps, les récits de voyage ont captivé les lecteurs. Mais L’Odyssée ou L’Énéide nous paraissent des légendes lointaines. Et nous nous sentons plus proches des polytechniciens qui, à travers leurs carnets de notes ou journaux de voyage, nous emmènent dans des aventures qui s’inscrivent dans un monde presque familier.
REPÈRES
De 1875 à 1878, Louis Kreitmann (1870) travaille au Japon. Il rédige des carnets de note, sans ambition littéraire. Louis économise, tout à la fois, le papier, les verbes et les transitions. Il décrit l’aventure d’un jeune homme, frais émoulu de son école, parti travailler au Japon. Quand même plus drôle, pour un X1870, que de ruminer la défaite !
J’aime lire des récits de voyage, quand ils sont rédigés par quelqu’un dont je me sens proche, ou se déroulent dans un pays pour lequel j’ai de l’attirance. J’ai donc aimé lire le journal de voyage de notre camarade Louis Kreitmann : il nous fait voguer vers l’Empire, un empire toujours en place, et dont un empereur de caractère prend la destinée en main, décidant de s’appuyer sur les compétences étrangères malgré les réticences de ses samouraïs.
Cent ans plus tard je peux comprendre la surprise de son petit-fils Pierre Kreitmann recevant d’un cousin un paquet de notes rédigées par Louis à l’occasion de ce voyage d’autrefois : des notes de voyage, brutes de fonderie, retrouvées avec des paquets de photos dans une malle de grenier. J’aime donc cette situation paradoxale : voici un homme âgé, Pierre Kreitmann que j’ai connu, X1932, qui se décide à déchiffrer puis à comprendre en détail le voyage que fit son tout jeune grand-père : admirable retournement de générations, le personnage d’expérience qui s’amuse des étonnements juvéniles d’un jeune homme tout juste sorti de l’adolescence en est le petit-fils, et à la suite de Louis, Pierre va retourner au Japon pour refaire ses parcours et comparer le Japon des notes de voyage à celui de 1990.
Japon et États-Unis
Distanciation
Louis Kreitmann se veut un œil, greffé sur son agenda. Si on sent qu’un sentiment l’anime, par exemple, quand il nous apprend que certains de ses élèves ont péri sous les coups d’autres de ses élèves artilleurs car ils se sont opposés dans une guerre civile de cette ère Meiji, il ne développe rien, il reste discret, à distance, sans prendre un parti autre que celui de sa mission d’instructeur : on lui avait enjoint d’instruire, il a instruit.
Louis a eu l’occasion de se promener dans le pays, de visiter des temples, de rentrer dans des maisons réservées aux hommes, d’acheter des céramiques, de goûter à tous les plats sans hésiter, et pour le retour d’oser revenir par l’autre côté, le Pacifique et les États-Unis, en traversant les Rocheuses où les Indiens font encore peur. Le plaisir que je trouve dans la lecture des Notes de Louis Kreitmann tient donc à tous ces facteurs personnels que vous devinez : ma propre attirance pour le Japon et les États-Unis, histoire et géographie, mon intérêt pour des parcours polytechniciens originaux mais dans lesquels je peux repérer des traits communs. Quant au style, je n’oserais pas parler de littérature à propos de Louis Kreitmann, mais je le fais volontiers pour le livre parallèle de Pierre.
Des notes au livre
J’aime lire des récits de voyage rédigés par quelqu’un dont je me sens proche
Raconter un voyage cela peut être une démarche un peu plus élaborée, comportant des étapes de remise en forme. Le jeune Édouard de Villiers du Terrage (1796) pourrait servir à illustrer une manière plus élaborée d’écrire. Parti en Égypte avec Bonaparte, Monge et autres, il prend des notes à n’importe quelle halte, il accumule dessins et notations, il garde tout, cela pourra servir : version numéro 1 (V1). Quand l’armée d’Égypte, après le traité que lui imposent les Anglais vainqueurs, attend son rapatriement, Villiers reprend ses notes, les met en forme, fabrique sa deuxième version (V2). Et puis, Villiers la met de côté : ou plutôt, il utilise ces matériaux pour rédiger des parties de la célèbre Description de l’Égypte, il utilise ses relevés et ses croquis pour ses notes et ses images dignes de ce Grand Oeuvre. Une V3, en quelque sorte, exceptionnelle sans conteste. Mais en 1835, notre auteur est à nouveau saisi de l’envie de retrouver ses émotions d’antan, et Édouard ajoute une introduction, corrige un peu, adjoint des lettres qu’il a écrites à la famille lors de la campagne et retrouvées.
Un dessin de Villiers du Terrage |
Il retranche aussi, en particulier quand il estime que la prose qu’il a fournie pour la Description est une sorte d’accomplissement insurpassable, bien plus digne de lecture que ses brouillons de bivouac. Et il retranche aussi des broutilles, car il ne s’en souvient pas, ou il les juge indignes de l’homme digne et important qu’il est devenu. Mais Villiers n’est en rien tenté par l’envie de porter cette version, la V4, pas plus que la V1 ou la V2, à la connaissance du public.
Avec Kreitmann, nous pouvons lire un texte brut, non travaillé en tant qu’écrit, qu’un petit-fils attentionné explique en notes jointes : l’auteur n’a pas eu le temps, ni l’envie, d’aller vers l’oeuvre littéraire. Avec Villiers, nous disposons d’un texte enrichi par l’auteur lui-même, et presque trop, mis en forme, corrigé à maintes reprises ; les sentiments y sont toujours présents, parfois explicités, parfois plus éloignés de la spontanéité juvénile. Mais lisez quand même ce livre, c’est un vrai livre, et vous vous laisserez séduire par la richesse de ce texte où l’auteur a jugé bon de garder cette phrase si sympathique qui sent le roman d’initiation de style romantique : Je n’avais pas encore dix-huit ans et j’étais élève à l’École polytechnique.
Publication post-mortem
Après la mort d’Édouard de Villiers, son petit-fils prend la décision de faire paraître son récit. Remercions les petits-fils, décidément ! En 1898, cent ans après les émerveillements que son grand-père vécut en Égypte, des lecteurs les connaissent, sous une forme qui reprend à la fois la dernière version mise en forme par Édouard et des bribes retrouvées de carnets.
Récits illustrés
L’École des Mines a reçu un don rare et original : des milliers de plaques photographiques et tout un ensemble de carnets de voyage rédigés d’une main précise par Félix Leprince-Ringuet. Ce polytechnicien (1892) ne fut pas seulement le père du scientifique bien connu de nos générations ; ingénieur des Mines, il ne cessa de parcourir le monde pour le compte de l’État comme d’entreprises privées, et d’en relever la géologie, les ressources minérales et la géographie. Photographe hors pair, aussi précis dans ses cadrages que dans ses références, il sut aussi raconter avec précision et sans emphase ses ascensions dans le Caucase ou ses rencontres en Transbaïkalie.
Récits parallèles
Beaucoup d’artistes ont brûlé des esquisses au lieu de les vendre
Un autre exemple des réactions, ou des atermoiements de certains de nos camarades devant l’acte d’écriture peut s’analyser chez Bougainville : je parle ici naturellement de Hyacinthe de Bougainville (1799), qui mérite d’être connu au moins autant que son illustre père. Qu’on en juge : après avoir accompagné Baudin dans une première expédition vers l’Australie en 1800, et avoir combattu sur toutes les mers pendant l’Empire, il a aussi l’occasion de faire le tour du monde par ordre du roi, entre 1824 et 1826.
Cette expédition, il la raconte dans le compte rendu officiel que l’on trouve sous sa forme éditée à la bibliothèque de l’École : c’est le Journal de la navigation autour du globe de la frégate la Thétis et de la corvette l’Espérance, paru en 1837 seulement. Ce livre, officiel, a des beautés exceptionnelles, et en particulier ses atlas avec des illustrations de grande qualité dont d’ailleurs l’impression a été très longue.
Notations originales
Le style du journal écrit par Hyacinthe de Bougainville est parfois froid, trop proche du compte rendu administratif mais on y trouve des notations originales, comme sa dernière phrase : La liberté nous fut ainsi rendue ; pour la dernière fois nos voiles se déployèrent et à l’instant de rentrer au port, après vingt-huit mois d’absence, ennuis, contrariétés, impatiences, tout fut oublié. Il en fut bientôt de même du voyage et des voyageurs.
Mais ce document officiel, s’il enchante les bibliophiles, a aussi le défaut d’être une version simplifiée, dépersonnalisée, du journal écrit au jour le jour par Hyacinthe, écrit à bord à la va-vite mais avec la sincérité de ses surprises, de ses sentiments, de ses conquêtes, de ses interrogations sur l’avenir d’une contrée lointaine.
Et elle est aussi différente du rapport confidentiel que Bougainville remit au ministère dès son retour, qui évoque les aspects diplomatiques de son périple et de ses escales en Asie, Australie, Amérique du Sud. Le même matériau, les notes de voyage de Hyacinthe et de certains de ses collaborateurs ont donc conduit à au moins trois récits parallèles signés Bougainville, et le même voyage a aussi fait l’objet d’autres éditions : pratique habituelle pour ce type d’expédition, les accompagnateurs, et en particulier les savants embarqués ayant hâte de publier leurs découvertes sans attendre la parution d’une relation officielle.
Réalités et légendes
On peut donc raconter un fait majeur de diverses manières, en fonction du public que l’on pense avoir : son commanditaire, le lectorat intéressé par les relations de voyages exotiques ou soi-même. On peut aussi se voir en quelque sorte révélé aux autres, quand des exégètes font éditer les pages que vous ne destiniez pas à la publication.
Évidemment il existe aussi des voyageurs qui, ravis d’avoir parcouru des pays surprenants et connu des difficultés vaincues, sont trop heureux d’en tirer un livre dont certains aspects se rapprochent du roman, et insistent avec plaisir sur les chapitres les plus animés. Les X subissent certainement comme d’autres la tentation d’en rajouter dans des descriptions ou des aventures, mais il est si plaisant de les suivre.
Quand Marcel Dieulafoy (1863) raconte ses fouilles archéologiques en Perse, ou quand il passe la plume à son épouse Jane qui sut prendre une place prépondérante dans les travaux comme les échanges de coups de feu et les négociations avec brigands ou officiels corrompus, nous avons du mal à prendre pour argent comptant ces aventures, genre Voie royale à la Malraux : et pourtant, Dieulafoy a bien été un des grands archéologues de cette région et le Louvre lui doit des pièces majeures. Ses récits sont comme des légendes écrites à côté de ces taureaux et de ces griffons, et nous savons que le terme de légendes a plusieurs significations à la véracité plus ou moins affirmée.