Maurice Allais, mon maître
L’enseignement de Maurice Allais, essentiellement théorique, a permis à ses élèves d’explorer des champs très divers et de lui trouver des applications très concrètes. Ce travail a été essentiellement mené par des ingénieurs et surtout des polytechniciens qui ont su utiliser l’appareil mathématique que ce père spirituel leur a légué.
L’apologue de la mine et de la forêt
Vocation
J’ai assisté en octobre 1959 à mon premier cours d’économie à l’École des mines de Paris, où j’avais été admis à ma sortie de l’X, et ce premier contact avec le professeur Allais, sa présence flamboyante, son éloquence, son talent de persuasion et son intelligence m’ont ébloui au point qu’à l’issue de cette rencontre ma carrière était décidée : je travaillerai comme cet homme-là.
Un des enseignements de Maurice Allais, que tous ses élèves ont retenu, montre quel pouvait être le charme de son verbe. Les habitants d’un village disposaient de deux ressources pour se chauffer : une forêt, dont les arbres s’échelonnaient au flanc d’une montagne voisine, et une mine souterraine de charbon, dont les travaux s’approfondissaient au rythme de l’extraction. Se posait en permanence la question : jusqu’où faut-il monter pour couper le bois, jusqu’où faut-il descendre pour extraire la houille ? La réponse est d’une parfaite rigueur scientifique, au mépris de ceux qui croient que toutes les questions économiques procèdent nécessairement de considérations politiques et sociales.
En effet, il est facile de démontrer que le maximum de calories produites par la main-d’œuvre disponible sera obtenu lorsque le coût d’une calorie fournie par le dernier arbre abattu est égal à celui de la calorie fournie par la dernière tonne de charbon. Pour obtenir ce résultat, il faut et il suffit que le prix de ces deux combustibles reflète les coûts de la dernière calorie produite et que les consommateurs puissent choisir librement. Dans ces conditions, la forêt et la mine feront des bénéfices, mais la question de savoir quoi faire de ces bénéfices et quels secours doivent être dispensés aux nécessiteux est complètement indépendante de celle de l’efficacité maximale. Que le village soit une villa romaine, un monastère, un kolkhoze ou une bourgade du Far-West, la loi de l’efficacité maximale s’applique de la même manière.
On imagine sans peine l’effet qu’une démonstration aussi percutante pouvait produire sur l’esprit d’un jeune X épris de rigueur et soucieux de servir l’intérêt général, sans se compromettre plus que nécessaire dans les querelles partisanes.
Une autorité écoutée et redoutée
Il inspirait plus de vénération que d’amitié
La majestueuse assurance avec laquelle Maurice Allais dispensait un tel enseignement trouvait sa confirmation dans l’estime que lui témoignaient ses collègues économistes, estime dont la manifestation la plus tangible était son séminaire hebdomadaire à l’École des mines.
Tous les jeudis soirs, le plus grand amphi de l’École se remplissait bien avant le début de la séance, où l’on entendait les plus grands noms de la discipline venus du monde entier à l’invitation du Maître, et les débats que ces rencontres suscitaient se prolongeaient tard dans la nuit sur le trottoir du boulevard Saint-Michel. Maurice Allais, dont je suis devenu le jeune collègue aux Mines, m’a toujours témoigné beaucoup d’affection, mais il inspirait plus de vénération que d’amitié, par l’effet de son immense orgueil, encore que dépourvu de toute vanité.
Un pamphlétaire froid et passionné
Une confiance sereine
Allais avait une telle confiance dans son jugement que ni les hommages ni les critiques ne pouvaient l’atteindre. Lorsqu’il reçut le prix Nobel en 1988, sa réaction n’a pas été de la fausse modestie, mais plutôt quelque chose comme : ce n’est pas trop tôt.
Sa doctrine première, alliance d’une foi sans partage dans le libéralisme économique, qui lui inspira une condamnation prophétique du communisme, assortie d’une fibre sociale affirmée (il était d’origine très modeste), évolua au fil des années, et lui inspira de nombreux ouvrages et ses fameuses chroniques en page 2 du Figaro. Mais il ne s’est jamais engagé dans des combats proprement politiques, convaincu que tous les partis souffrent de graves lacunes théoriques en science économique, qui les poussent à prôner des choix incompatibles avec les lois de la production et du marché, comme si la volonté des peuples pouvait vaincre la loi de la pesanteur.
Ce qui ne l’a pas empêché de descendre courageusement dans l’arène quand il pensait que la science, la morale ou la justice étaient bafouées. En cela il incarnait à la perfection l’idéal polytechnicien, qu’il revendiquait avec un légitime panache de major, de même qu’il s’est toujours présenté comme « professeur à l’École des mines « .
Une abondante postérité
Trois noms suffiraient à l’immortaliser : Debreu, Boiteux et Lesourne
Je ne me hasarderai pas à énumérer tous ceux qui, comme moi, ont été puissamment inspirés par le magnétisme intellectuel du professeur Allais. Pourtant, ce n’est pas la discipline économique qui m’a retenu, mais la recherche en gestion, plus proche de la vie quotidienne des organisations, et pas seulement des entreprises industrielles, commerciales et financières. D’ailleurs, je me suis bien éloigné des dogmes théoriques de ma jeunesse, en particulier de la mine et de la forêt, apologue qui ne fonctionne que parce que les deux productions en cause sont l’une et l’autre à rendements décroissants, ce qui est exceptionnel dans la vie réelle.
Mais je n’ai jamais cessé, à l’exemple de ce maître incomparable, de rechercher ce qu’il y a de constant et d’assuré dans l’apparente confusion de la vie des sociétés, et de préparer mes élèves à rester lucides et efficaces quand les politiques s’énervent dangereusement.
Des disciples de renom
Inlassable curiosité
Jusqu’au dernier souffle de sa longue vie (il nous a quittés à près de cent ans) il a continué à ferrailler pour ses idées, qui se sont étendues au domaine de l’astrophysique, discipline pour laquelle il mit en oeuvre d’ambitieux travaux expérimentaux qui auraient dû lui valoir, disait-il, un second prix Nobel.
Je dois mentionner d’abord trois noms, qui à eux seuls suffiraient à immortaliser l’enseignement de Maurice Allais : Robert Debreu (1921−2004), Marcel Boiteux (né en 1922) et Jacques Lesourne (né en 1928). Robert Debreu et Marcel Boiteux sont deux normaliens mathématiciens de la même promotion de la rue d’Ulm, séduits par Maurice Allais au point de consacrer toute leur carrière à la discipline économique, mais dans des voies opposées : Debreu a bâti, aux USA, une oeuvre considérable en économie théorique, qui lui a valu le prix Nobel en 1983, et Marcel Boiteux a fait toute sa carrière au sein d’EDF, où il s’est illustré par de brillantes innovations, en particulier sa célèbre tarification de l’électricité au coût marginal, connue sous le nom de Tarif vert.
Jacques Lesourne (48) fut major de sa promotion. Son ouvrage le plus connu, Technique économique et gestion industrielle (Dunod 1958), fut une sorte de bible pour les ingénieurs fascinés par la recherche opérationnelle et le calcul économique. Cet ouvrage est préfacé par Maurice Allais en des termes épiques, annonçant une ère nouvelle où l’ingénieur économiste sera dorénavant un auxiliaire indispensable auprès du pouvoir dans l’entreprise. Ce pronostic n’a pas été tout à fait confirmé, mais Jacques Lesourne a fondé et dirigé la SEMA (Société d’études et de mathématiques appliquées) de 1958 à 1975, qui fut en son temps la plus importante société de conseil et de prospective économique d’Europe.
Fils spirituels
Bien d’autres économistes sont les enfants spirituels de Maurice Allais. Dans une liste sans doute bien trop courte, je citerai Philippe d’Iribarne (55) qui s’est illustré par ses études sur les cultures nationales, de Lionel Stoléru (56) ancien ministre et auteur de plusieurs ouvrages importants sur le développement, Michel Berry (63), animateur de l’École de Paris du Management, Thierry de Montbrial (63), expert reconnu en relations internationales, Christian Stoffaës (66), spécialisé dans les questions européennes et les questions d’énergie, Jean- Pierre Dupuy (60), auteur de brillantes passerelles entre économie et philosophie, Pierre-Noël Giraud (67), auteur d’ouvrages qui font autorité en matière d’inégalités et de finances, Vivien Levy-Garboua (67), spécialiste de la monnaie et de la banque.
Une voie ouverte
À partir du même message d’Allais, essentiellement théorique, de nombreux économistes ont exploré des voies diverses et souvent très appliquées. Les universitaires, qui n’ont pas ignoré l’apport d’Allais, ont peu investi dans les mêmes domaines, soit qu’ils aient reculé devant l’appareil mathématique qu’il a généralement mobilisé, soit qu’ils aient plus difficilement accès aux terrains d’application en cause.
Cela ne diminue en rien leurs apports et leurs mérites, mais cela illustre l’importance des ingénieurs, et plus particulièrement des polytechniciens, dans le monde de la recherche économique, où Maurice Allais, avec un incomparable génie, a ouvert la voie.