Solitude
À la différence d’un tableau ou d’une sculpture, une pièce de musique n’existe pas en soi : elle vit par instants, et uniquement pour celui qui la joue et celui qui l’écoute. Et deux auditeurs qui écoutent une musique donnée, même simultanément et jouée par les mêmes musiciens, entendent deux œuvres différentes, en fonction de leur culture, des réminiscences que suscite cette écoute, et, bien sûr, de leur état d’âme à cet instant. À la différence du jazz, la communion collective des auditeurs d’une salle de concert n’est, nous le savons bien, qu’une illusion.
Quant à la relation entre le musicien et celui qui l’écoute, interrogez un musicien professionnel : il préfère mille fois jouer devant un auditoire anonyme et plongé dans la pénombre, plutôt que dans une pièce éclairée devant un groupe d’amis. Allons, il faut bien vous l’avouer : quand vous écoutez de la musique, vous êtes toujours seul.
Cantates de Bach
On pouvait penser à bon droit que les Cantates de Bach, profondément enracinées dans la culture judéo-chrétienne, ne pouvaient être mieux jouées que par des “ Occidentaux ”, comme ce fut le cas pendant près de trois siècles. Vint le Bach Collegium Japan dirigé par Masaaki Suzuki, qui vient de publier deux volumes de cantates : Ach Herr, mich armen Sünder / Ach Gott, vom Himmel sieh darein / Ach Gott, wie manches Herzeleid / Aus tiefer Not schrei ich zu dir1 avec Dorothée Mields, Pascal Bertin, Gerd Türk, Peter Kooij ; et deux cantates pour soprano avec Carolyn Sampson, Jauchzet Gott in allen Landen / Alles mit Gott und nichts ohn’ihn2. C’est l’absolue perfection : équilibre entre voix et instruments, clarté des plans sonores, joie extatique de l’interprétation, sans cette pompe ni cet académisme que l’on trouve parfois dans certaines versions européennes. Écoutez : il n’y a que vous, et Dieu, si vous êtes croyant, et Bach, aidé de Suzuki, est votre intercesseur.
Symphonies
La 2e Symphonie de Mahler, dite “ Résurrection ”, témoigne d’une incroyable ambition : tout dire de la mort et de l’après. Nous en avons déjà cité dans ces colonnes, au fil du temps, des enregistrements : par Bruno Walter avec le New York Philharmonic (1962), par Leonard Bernstein et le London Symphony (1974), par Evgeny Svetlanov et l’Orchestre d’État de Russie (1996). La version de Pierre Boulez à la tête du Wiener Philharmoniker3 marque une rupture, comme on pouvait s’y attendre : Boulez, en artisan rigoureux, donne la priorité absolue à la forme, en distinguant les plans sonores, en isolant chaque fois que possible les instruments ainsi transformés en solistes. Et la Symphonie Résurrection devient ainsi une explication de texte, nous donnant à entendre ce qui nous avait échappé jusque-là, sauf peut-être dans la version Bruno Walter, version de légende. On regrettera seulement l’excès de vibrato de la mezzo-soprano Michelle DeYoung dans le sublime 4e mouvement, qui ne fait oublier ni Maureen Forrester (version Walter), ni Janet Baker (version Bernstein).
La 14e Symphonie de Chostakovitch, pour soprano, basse et orchestre de chambre, sur le thème de la mort, constitue une opposition saisissante et inattendue à la 2e de Mahler. Écrite – à la différence de celle de Mahler, œuvre de jeunesse – quelques années avant la mort du compositeur, sous la forme d’un cycle de lieder sur des textes de Garcia Lorca, Apollinaire, Rilke, et dédiée à Benjamin Britten, c’est une œuvre austère et désenchantée, expression ultime de la solitude du musicien face à la société et à la mort, thème récurrent de la vie de Chostakovitch au sein d’un système qui le tolérait mais où il était en situation permanente de survie. Simon Rattle en donne avec son Philharmonique de Berlin une interprétation toute de retenue, poignante, avec Karita Mattila et l’extraordinaire Thomas Quasthoff4. Dans le même étui, la 1re Symphonie, déjà citée dans ces colonnes, œuvre de jeunesse pleine d’enthousiasme, bourrée de trouvailles, mais où pointe déjà (URSS 1925) le sentiment de la peur et de la mort.
Comparés à Bruckner, Mahler, Chostakovitch, les musiciens français se sont peu illustrés dans la symphonie. Peu, mais souvent de manière marquante, et pas seulement Berlioz, comme en témoignent la 3e Symphonie de Saint-Saëns et la Symphonie de Chausson, dont un disque récent reprend les enregistrements de Michel Plasson à la tête de l’Orchestre du Capitole de Toulouse5. La 3e Symphonie (avec orgue) de Saint-Saëns est une œuvre puissante d’un classicisme rigoureux – et décourageant, comme s’il ne s’était rien passé depuis Schubert et Mendelssohn – composée à la même époque que la 2e de Mahler, combien plus innovante et incomparablement plus forte. La Symphonie de Chausson est d’une tout autre eau : thèmes, harmonies, orchestration, c’est un petit chef‑d’œuvre, même si elle est marquée du sceau de Franck. Bizarrement, elle est peu jouée en France, alors qu’elle est régulièrement programmée au Lincoln Center à New York.
Eugène Ysaye
Ysaye, violoniste légendaire de la même époque, a été le dédicataire de nombreux concertos et aussi de sonates pour violon et piano dont 8 sont regroupées en un coffret, enregistrées par Andrew Hardy et le pianiste Uriel Tsachor6. On y trouve les incontournables Sonates de Franck et de Lekeu, bien sûr, mais aussi celles, beaucoup moins connues, de Guy Ropartz, Gustave Samazeuilh, Albéric Magnard, Louis Vierne, Sylvio Lazzari, Joseph Jongen. Toutes dans la lignée de Franck et aussi de Fauré, toutes différentes, complexes, agréables à l’écoute, dans l’esprit français mesuré, pudique et subtil. Découvrez-les, elles valent le détour et vous pourrez vous demander pourquoi elles sont si inexplicablement inconnues du grand public, pour la plupart.
Hymnes
Quoi de plus subjectif qu’un hymne national ? La Marseillaise vous émeut, mais gageons que Lofsöngur, l’hymne islandais, vous laisse de marbre. Stockhausen avait, en son temps, composé à partir d’hymnes nationaux démontés une œuvre très forte, Hymnen. Karajan a enregistré en 1972 avec le Philharmonique de Berlin une vingtaine d’hymnes nationaux européens (y compris, prémonition ? l’hymne turc), repris aujourd’hui en CD7. Vous aurez plaisir à réentendre La Brabançonne ou le God save the Queen, et aussi à découvrir les hymnes suisse, danois, etc. Vous regretterez l’absence de l’hymne soviétique, politiquement incorrect à l’époque mais bien beau.
Ce sont des hymnes d’une autre nature que Purcell composa pour les anniversaires de la reine Mary puis pour sa mort en 1695, et qu’ont enregistrés le Chœur du Collège Royal de Cambridge et l’Academy of Ancient Music8. C’est de la belle musique, très travaillée et novatrice, du très grand Purcell, du niveau de Didon et Énée. Les pièces écrites pour les funérailles sont beaucoup plus fortes – et réellement émouvantes – que celles des anniversaires, ce qui confirme que la douleur est plus stimulante en art que la joie.
Le disque du mois
Jessye Norman a enregistré en 1983 et 1986 un ensemble de lieder de Richard Strauss, les uns avec orchestre, les autres avec piano9. On y trouve d’abord, parmi une vingtaine de lieder avec piano dans la droite tradition de Schumann et Brahms, une perle : un inédit, peut-être la toute dernière œuvre de Strauss, Malven, écrite pour une amie et gardée par elle jusqu’à sa mort en 1983, une pièce exquise aux harmonies subtiles, dans le goût français. Et les lieder avec orchestre comprennent les ineffables Vier letzte Lieder, sur des poèmes de Hesse et von Eichendorff, superbe adieu à la vie (qui fut merveilleuse et insouciante pour Strauss, grâce à son aptitude à ignorer le monde extérieur et, in fine, les horreurs nazies). L’originalité de ces enregistrements tient à la voix de Jessye Norman, non pas éthérée et distanciée, comme chez maints interprètes de Strauss, mais chaude et sensuelle. Après tous ces adieux, ces renoncements, cette résignation, Jessye Norman nous offre un formidable hymne à la vie.
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1. 1 SACD BIS 1461.
2. 1 SACD BIS 1471.
3. 1 CD DGG 477 6004.
4. 2 CD EMI 3 58077 2.
5. 1 CD EMI 3 53023 2.
6. 4 CD MEW 0528–0531.
7. 1 CD DGG 477 5957.
8. 1 CD EMI.
9. 2 CD PHILIPS 475 6377.