L’Illusion comique
Longtemps, on aura tenu Corneille pour l’auteur de tragédies tout juste bonnes à lester les manuels de littérature à l’usage de l’enseignement secondaire, et encore même pas toutes. Ce teigneux de Boileau aura d’ailleurs lui-même contribué à l’opprobre.
Les temps sont changés. Pas seulement quant au baccalauréat, qu’on le déplore ou non là n’est pas la question, mais aussi quant à l’œuvre de Corneille : une bonne vingtaine de pièces dont, ne l’oublions pas, sept comédies sans compter sa large – et charmante – participation à la Psyché de Molière. À présent, on joue ces comédies, et elles emplissent les salles de spectateurs de tous âges. Vous autres, amis lecteurs qui êtes amateurs de théâtre, avez sans douter assisté au Menteur, si bien servi par Nicolas Vaude et le metteur en scène Nicolas Briançon en 2002 au Théâtre Hébertot. Par parenthèse, je me demande si le décor n’était pas de Nicolas Sire, auquel cas la règle des trois Nicolas eût été respectée, à défaut de celle des trois unités.
Or voici que le Poche-Montparnasse vient de monter L’Illusion comique, que Corneille produisit la même année que le Cid, c’est-à-dire en 1636, deux ans avant la naissance de Louis XIV. De la même veine que ses autres comédies, et de certaines de ses tragédies aussi, L’Illusion comique est pour l’auteur l’occasion de laisser exploser son imagination en situations incroyablement compliquées, où le spectateur le plus attentif perd rapidement pied, ne sait plus très bien qui est qui, mais se laisse néanmoins emporter avec délectation dans un chatoyant tourbillon de trouvailles inattendues. Dans L’Illusion comique, le jeune Corneille n’a‑t-il pas eu l’idée, quelque peu tordue, d’emboîter trois pièces l’une dans l’autre.
Première pièce : un père éploré part à la recherche de son fils Clindor qui, voulant s’émanciper, a fui la maison familiale. Son ami Dorante l’introduit auprès de l’habile magicien Alcandre qui, établi dans une sombre grotte, lui fera voir ce que Clindor est devenu, au moyen d’une sorte de théâtre d’ombres.
Seconde pièce, dans le théâtre d’ombres : Clindor y est le suivant d’un capitan ridicule nommé Matamore dont les rodomontades en alexandrins bien balancés pourraient bien être un joyeux pastiche des rimailleurs contemporains de notre irrévérencieux auteur. Ce Clindor file un parfait amour réciproque avec Isabelle autour de qui virevoltent d’autres prétendants : Matamore lui-même, promettant de la faire reine d’un royaume à conquérir au sabre, et un certain Adraste à qui Géronte, le père de la belle, l’a destinée. En résultent de grands heurts entre Géronte, Isabelle ne voulant que Clindor et Matamore menacé de bastonnade par la domesticité de Géronte s’il persiste dans ses matrimoniales idées. Ces complications n’empêchent cependant pas Clindor de courtiser à ses moments perdus Lyse, la suivante d’Isabelle. Laquelle Lyse, fine mouche endiablée, se livre avec ce séducteur intermittent à de gracieux batifolages qu’on croirait jaillis de la plume de Marivaux. Mais tout à coup, les choses se gâtent. Alors que Clindor vient, en lui rappelant la bastonnade promise, de convaincre Matamore de renoncer, surgissent Géronte et Adraste décidés à interrompre le tête-à-tête charmant qui démarrait entre Isabelle et son amoureux. Surpris, Clindor tue Adraste d’un coup d’épée… et se retrouve en prison, promis à la mort.
Compréhensible émoi du père de Clindor, spectateur impuissant. Isabelle et Lyse font cependant évader le prisonnier avec la complicité du geôlier, séduit par les charmes de la seconde. Fin de la deuxième pièce.
La troisième est introduite par le magicien :
Deux ans les ont montés en un haut degré d’honneur
Nous voyons alors Isabelle et Clindor, splendidement vêtus, toujours accompagnés de Lyse. Ils échangent des tirades d’alexandrins plus abondants que clairs, d’où il semble ressortir que Clindor serait tombé amoureux de l’épouse d’un certain Florilame. À défaut d’obtenir sa fidélité, Isabelle supplie Clindor d’au moins rester prudent, la vengeance de Florilame pouvant bien être redoutable. Elle l’est en effet : à peine les lamentations d’Isabelle achevées, surgit un émissaire de Florilame qui poignarde Clindor, tandis qu’Isabelle meurt de chagrin à ses côtés.
Nouveau désespoir du père. Le magicien lui fait alors voir, de dos, Isabelle, Clindor, Lyse et le spadassin, la main dans la main, saluant un public. Ils sont devenus comédiens ! Et tout se termine par un vibrant éloge d’un métier qui n’enchantait pourtant pas le père :
À présent le théâtre
Est en un point si haut que chacun l’idolâtre
Après les grandes mises en scène de Jouvet en 1937, de Georgio Strehler dans les années soixante, Mme Marion Bierry s’est donnée à son tour avec intelligence et finesse à faire revivre cette œuvre difficile, que Corneille qualifiait « d’étrange monstre », et le résultat est un enchantement. Aux éblouissants brouillaminis cornéliens, elle n’a pas craint d’en ajouter de son cru : ce n’est pas le père de Clindor que Dorante entraîne dans la caverne du magicien, mais sa mère, ce qui introduit, par les seuls jeux de scène, une complication amoureuse de plus, d’un bien divertissant effet, entre Dorante et la mère.
Disons enfin que le décor de Nicolas Sire, tout simple eu égard à l’exiguïté du Poche-Montparnasse mais plein d’heureuses trouvailles, ne contribue pas qu’un peu à ressusciter sous nos yeux émerveillés les naïves féeries d’un XVIIe siècle naissant.