Les Grandes Occasions
Raconter une histoire, dans un roman ou sur la scène, serait relativement aisé si l’on ne butait pas sur la seule véritable difficulté : celle de trouver un sujet. Du temps de Labiche, de Feydeau ou même de Sacha Guitry, l’adultère y pourvoyait abondamment. À présent, ce serait plutôt le divorce. Témoin ces pièces récemment jouées : Un Petit Jeu sans conséquence, de Jean Dell et Gérald Sybleras, où un couple pourtant solide et heureux s’amuse à faire croire qu’il va divorcer et, pris au jeu, se disloque. Lunes de miel, de Noel Coward, dont nous parlions dans ces colonnes en septembre dernier, où un couple se retrouve, pour le meilleur et pour le pire, après un divorce vieux de cinq ans.
Or voici ce même thème apparaissant dans Les Grandes Occasions, pièce produite à Broadway puis à Londres dans les années soixante-dix, sous le titre de Special Occasion, par Bernard Slade, comédien et dramaturge d’origine canadienne et de formation anglaise.
Elle est jouée pour la première fois en France cette année, au Théâtre Édouard VII, dans une adaptation de Danièle Thompson, la fille de Gérard Oury, qui fut longtemps sa collaboratrice, en écrivant pour lui de nombreux scénarios, dont celui de l’ineffable Grande Vadrouille. La mise en scène est de Bernard Murat.
Il s’agit d’une pièce à deux personnages : Antoine (Jean Reno) et Émilie (Clémentine Célarié), qui, après un divorce dûment prononcé, se quittent le soir même de la réception, organisée de longue date, qu’ils donnaient pour fêter leurs quinze ans de mariage. Une dernière fois ensemble – du moins le croient-ils – ils examinent les cadeaux reçus à l’occasion de la fête, tandis que dans la pièce voisine de leur maison de Los Angeles, le traiteur achève de démonter le buffet. Lui est écrivain ; il attend le taxi qui l’emmènera à l’aéroport d’où il rejoindra une certaine Julie. Elle, est mère de famille, devenue alcoolique. Ils ont trois grands enfants, un garçon et deux filles. Elle restera avec eux à Los Angeles. Ils sont, au fond d’eux-mêmes, bouleversés de se séparer, bien qu’ils cachent leur émotion, lui derrière la réserve d’un homme timide et peu sûr de soi, elle sous le masque d’un cynisme enjoué qu’alimente le whisky.
Au fil des années pourtant ils se retrouvent. Suivent alors une dizaine de scènes, souvent courtes, faites de monologues, de conversations téléphoniques, le plus souvent de rencontres, au cours de quoi Antoine et Émilie se voient confrontés ensemble à des situations parfois dramatiques, le décès de la mère d’Antoine, le gravissime accident de voiture du fils, parfois inattendues comme le remariage d’Émilie avec un vieil ami commun, le lawyer qui géra leur divorce, parfois festives comme le succès de la première pièce d’Antoine à Broadway, la fin, couronnée de succès, des études universitaires du fils, les préparatifs impromptus d’un Noël avec les enfants, le premier concert public de la fille pianiste, le baptême du bébé de l’autre.
À mesure que le temps passe, les confidences qu’ils échangent sur leurs deux vies deviennent de plus en plus libres. Celle d’Antoine, plutôt ratée : après quelques échecs, il a dû cesser d’écrire et enseigne la littérature dans une université de second plan. Celle d’Émilie qui, grâce à son dynamisme, fait au contraire une brillante carrière dans la promotion immobilière. Il n’empêche cependant qu’elle s’est séparée de son lawyer.
Mûrissant, ils s’aperçoivent peu à peu que dans le « ni sans toi, ni avec toi », c’est en définitive le « ni sans toi » qui l’emporte. Réunis à l’occasion du mariage de leur fille pianiste, ils finissant par s’avouer qu’ils n’en peuvent plus de solitude, la seule solution étant de se remarier.
Mais si l’auteur a choisi de créer un Antoine pince-sans-rire un tantinet pitoyable, une Émilie pétulante d’ironie cinglante, c’est pour conférer une teinte comique à cette histoire que d’autres, moins habiles, eussent pu faire larmoyante. Dans sa mise en scène, Bernard Murat l’a bien compris, et les deux interprètes aussi. Mme Célarié en particulier, qui a su, sous sa direction et parce qu’elle est une très grande comédienne, passer du registre qu’on lui avait connu dans Madame Sans-Gêne à un autre plus grave. Elle y laisse percer tout le désenchantement qu’Émilie cache derrière une causticité rieuse, qui fait s’esclaffer la salle à chacune de ses cinglantes répliques.
Un petit bémol toutefois. Le découpage en une dizaine de scènes – l’on serait presque tenté de dire de sketches – finit à la longue par donner au spectacle un caractère tant soit peu répétitif, qui lasse. D’autant que les fréquentes interruptions, nécessitées par des changements de cadre ou de vêture, sont soulignées par une musique dont la puissance sonore tente de pallier la modestie de la mélodie.
Rien n’est parfait, eût dit le Renard du Petit Prince.
___________________
Les Grandes Occasions, de Bernard Slade, dans une adaptation de Danièle Thompson et une mise en scène de Bernard Murat, au Théâtre Édouard VII, 10, place Édouard VII, 75009 Paris. Tél. : 01.47.42.59.92.