Allons au théâtre
Frosine, une proxénète avide. La Flèche : un valet irrespectueux et voleur. Valère : un intrigant plein de mépris pour les domestiques. Maître Simon : un intermédiaire véreux. Cléante : un écervelé, s’amourachant à première rencontre. Harpagon : un vieux tordu, obsédé par le fric, qui voudrait mettre une jeunesse dans son lit au moindre coût. Marianne : une gamine fauchée, au bord de consentir à un mariage d’argent pour mettre du beurre dans les épinards. Maître Jacques : un imbécile doublé d’un affabulateur. Élise : une dissimulatrice sans scrupule. Le seigneur Anselme : un vieux beau plein aux as monté à Paris en quête de chair fraîche.
Des comportements de ce ramassis de quidams, et de quidamettes, peu recommandables, le génie de Molière a trouvé le moyen de nous faire rire. À condition de respecter ses intentions, qui sont parfaitement claires : Ils me regardent tous, et se mettent à rire dit Harpagon dans le monologue. Il ne convient pas de monter L’Avare en tragique, circonstance qui se rencontre et que Robert Manuel, bon connaisseur, tenait pour une solution de facilité : il savait d’expérience en effet combien il est plus aisé d’impressionner le public que de provoquer son hilarité.
M. Werler n’est heureusement pas tombé dans cette erreur en mettant en scène L’Avare qui se joue présentement à la Porte Saint-Martin. Il a peut-être chu dans d’autres travers mais si nous parlons de ce spectacle aujourd’hui, c’est d’abord, et surtout, pour évoquer l’éblouissant Harpagon que nous y donne M. Michel Bouquet. Il nous fait en effet découvrir un aspect peu exploré du personnage. Celui d’un vieil homme facétieux, qui aurait pu être charmant s’il n’était travaillé par une idée fixe, son âpreté face aux questions d’argent, de surcroît aggravée dans le moment par la présence cachée de dix mille écus qu’il vient de recevoir et n’a pas encore eu le temps de placer à bon escient. Parce que, à y bien réfléchir, qui est Harpagon ? D’évidence un monstre d’égoïsme certes, mais en même temps un homme intelligent, qui a fort bien mené sa barque. Il fit naguère un beau mariage : on apprend que sa défunte épouse a laissé du bien à ses enfants. Il habite une grande maison de ville, avec jardin et écurie. Il garde à sa disposition deux chevaux et un carrosse, une domesticité confortable, même pour l’époque. Il s’est en outre assuré les services d’un intendant pour n’avoir pas à s’occuper du quotidien. Intendant nouvellement embauché d’ailleurs, signe que le bonhomme ne se refuse rien quand cela l’arrange.
Il aime à badiner : Vous voilà les armes à la main, dit-il à Dame Claude venant aux ordres avec son balai. Il ne manque pas d’humour, par exemple se payant la figure de sa fille en contrefaisant à plusieurs reprises, et conformément aux didascalies de Molière, ses révérences lorsqu’elle refuse, poliment mais fermement, d’épouser le seigneur Anselme. Rusé et narquois, il berne son fils en lui faisant avouer son amour.
M. Bouquet déploie à chaque instant devant nous sa prodigieuse intelligence de cette facette du personnage. Et ce plus spécialement sans doute lors de la fameuse méprise de Valère interrogé par le commissaire enquêteur. On y voit un Harpagon plein d’ironie devant les propos de son intendant, qu’il prend pour des divagations causées par la frayeur d’avoir été découvert, et follement amusé par les beaux yeux de la cassette.
Mme Juliette Carré, épouse à la ville de M. Bouquet, campe sous nos regards émerveillés une Frosine délurée en diable et toujours prête à tirer son profit des circonstances les plus scabreuses. Nous avons aussi un excellent Maître Jacques, balourd et sentencieux à souhait. On peut en revanche éprouver de la réserve à l’égard des deux jeunes hommes, Valère et Cléante, qui vocifèrent un peu beaucoup. On les a en outre, mais sûrement sans qu’ils y soient pour rien, les pauvres, vêtus d’étrange manière, avec capes et bottes qui ne sont d’aucune époque. Façon peut-être, de la part du metteur en scène, de marquer l’intemporalité du texte. Après tout, on a bien vu un jour, dans un aussi haut lieu de théâtre que La Cartoucherie, les ducs de l’entourage du roi Lear fringués et chapeautés comme des bourgeois de Labiche. Par les temps qui courent, tout est possible. Par exemple d’habiller et de ganter tout de blanc le seigneur Anselme, de lui enfariner le visage et les cheveux, de le faire arriver dans une sorte de chaise à brancards dont les deux porteurs sont coiffés chacun d’une tête de cheval et émettent, par instants, des imitations de hennissements. Or c’est bien ce qui se voit, chaque soir, sur le plateau de la Porte Saint-Martin, à la fin de la représentation de L’Avare.
Comme c’est curieux, comme c’est bizarre, eût dit Ionesco.
Aux lecteurs qui n’auraient pas vu cette désopilante satire des milieux artistiques, je précise que J. Mougenot reprend L’Affaire Dussaert au Petit Hébertot les jeudis, vendredis et samedis à 19 heures Je leur recommande vivement de ne pas manquer cette occasion de bien s’amuser.
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L’Avare, de Molière, avec Michel Bouquet et Juliette Carré, au Théâtre de la Porte Saint-Martin, 18, boulevard Saint-Martin 75010 Paris. Tél. : 01.42.08.00.32.
L’Affaire Dussaert, de J. Mougenot, dite par lui-même, au Petit Hébertot, 78 bis, boulevard des Batignoles, 75017 Paris. Tél. : 01.43.87.23.23.