Rutabaga Swing
La faute à Voltaire, qui veut que nous cultivions notre jardin : un accident de jardinage, justement, m’assigne temporairement à résidence, de sorte que je n’ai pu me rendre au théâtre. Or je répugne à vous parler d’une pièce en me contentant de l’avoir lue, car cela est contraire aux principes de Molière, pour qui une œuvre dramatique ne saurait être appréciée « qu’aux chandelles ». On fera exception aujourd’hui, et j’ai jeté mon dévolu sur Rutabaga Swing, comédie musicale de Didier Schwartz créée en septembre 2006 au Théâtre 13, présentement reprise à la Comédie des Champs-Élysées. À défaut de jugement « aux chandelles », je me suis fié à cette reprise, signe qui d’ordinaire ne trompe pas.
Les plus âgés des spectateurs ne retrouveront sans doute pas sans une pointe de nostalgie ces airs qui hantèrent nos oreilles durant les années d’occupation en nous remontant le moral, qui en avait bien besoin : Mon heure de swing, de Georgius et Rawson, Papa pique et Maman coud, de Charles Trenet, Mademoiselle Swing, de Poterot et Legrand et bien d’autres, une bonne dizaine en tout. Les autres spectateurs découvriront ces chansons que fredonnaient leurs aînés, dont il m’arrive de penser qu’elles passaient nettement, en richesse de poésie comme d’invention mélodique, le rap contemporain, sans pour autant manquer de rythme.
Que fredonnaient… Il n’y avait pourtant pas tellement lieu de fredonner dans le temps que se déroule l’action, entre 1942 et 1944, en fait en une manière de condensé car y est évoquée comme récente la bataille de Stalingrad – décembre 1942 – alors que la pièce s’achève à la Libération. Peu importe cette liberté quant à l’unité de temps, et même ce flou temporel, car ils n’ôtent rien à notre plaisir. L’unité de lieu du moins est respectée : la salle d’un café de village où répète un groupe de chanteurs amateurs se produisant le dimanche. Il s’agit de Philippe le propriétaire du café, Marie la serveuse, Suzy la coiffeuse-manucure du patelin, Bernard le bibliothécaire municipal et Claude, un facteur à la Tati, du genre ahuri consciencieux.
Pour faire une comédie, musicale ou non, il faut du comique : la présence, invisible car elle ne quitte pas sa chambre, de la grand-mère centenaire de l’actuel patron. Mariée à quinze ans, au moment de la fondation du café, à un homme de soixante-cinq ans qui participa à la bataille de Waterloo, elle en aura connu trois autres, l’un tué en 1870, un autre à Madagascar en 1897 et le dernier sur la Marne en 1915. Tous ces glorieux deuils, pas plus que son grand âge, ne l’empêchent de rester portée sur le guilledou, penchant que des circonstances exceptionnelles et dignes d’une comédie de Plaute vont lui permettre de satisfaire.
Les circonstances exceptionnelles : la présence simultanée dans l’établissement d’un locataire, un peu mystérieux, de l’unique chambre à louer, qui a failli être fusillé comme otage après un attentat contre une voiture allemande mais ressurgit alors qu’on le croyait mort et surtout qu’on vient de relouer la chambre à un jeune officier allemand gentil comme tout, naïf et sincère. Il vient d’être affecté en France comme traducteur, est enchanté de découvrir ce pays dont il parle si bien la langue et ne demande qu’à mieux connaître les Français. Il pensait disposer d’un petit appartement mais a trouvé le local promis réquisitionné par la Gestapo, prioritaire, et préfère une chambre en ville à la piaule de caserne que la Kommandantur lui proposait en compensation.
Il faut cacher l’échappé de la fusillade, d’abord d’urgence pendant que l’Allemand défait ses valises et on l’enfouit dans la chambre froide, particulièrement froide car elle est un peu déréglée, puis on l’installe dès que possible à demeure dans la chambre de la grand-mère. Laquelle en profite pour satisfaire ses aspirations refoulées, ce d’autant plus facilement que le malheureux est cloué au lit par une pneumonie contractée dans la chambre froide.
Les jours passent. L’attachante jeunesse de Hans l’Allemand, son côté Prince de Hombourg ténébreux, émeuvent d’évidence Marie la serveuse et Suzy la coiffeuse. Pour sa part, il ne cache pas ses désillusions, et même son écœurement de soldat face aux tâches qui lui sont confiées : traduire les lettres anonymes de dénonciation qui parviennent à la Kommandantur ! Là, l’auteur exagère peut-être un peu : il y en avait certes, mais sans doute moins qu’il ne le laisse supposer. Toujours est-il qu’Hans voudrait bien, par politesse, rencontrer la grand-mère. Il est hors de question de lui donner accès à la chambre de l’aïeule. Et on ne peut pas remettre sans cesse cette rencontre ; cela finirait par devenir suspect.
On monte un scénario, et prend alors place l’éblouissante évocation de la bataille de Waterloo, récit mené avec un brio époustouflant devant l’Allemand éberlué, et un peu saoul, par Bernard déguisé en vieille dame fêtant ses cent quatre ans le jour même de l’anniversaire de cette bataille. Un morceau de bravoure valant sûrement le déplacement. Encore qu’à la fin, les choses tournent à l’aigre, après un rapprochement entre Bérézina et Stalingrad qui blesse profondément Hans dans son patriotisme sincère, mais la douce Marie sauve la situation pour le protéger.
Je ne vous livrerai pas la fin de la pièce, survenant à la Libération, tout à fait inattendue, et tragique de surcroît : plusieurs s’y révèlent en outre tout autres qu’on aurait pu les croire au fil des jours. L’auteur aura su, avec une prodigieuse habileté, teinter de comique les aspects tragiques de cette époque difficile, sans qu’aucun de ses personnages ne se départisse jamais du réalisme de sa touchante, ou décevante, humanité, dans le généreux comme dans le sordide. Du grand art, musicalement émouvant de surcroît.
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Rutabaga Swing, de Didier Schwartz, dans une mise en scène de Philippe Ogouz, à La Comédie des Champs-Élysées, 15, avenue Montaigne, 75008 Paris. Tél. : 01.53.23.99.19.