Aux Deux Colombes
Si vous aimez Sacha Guitry, j’espère que vous irez voir, ou que vous avez vu – avec La Jaune et la Rouge, on ne sait jamais quand paraissent les papiers – Aux Deux Colombes, montée, mise en scène et jouée par M. J.-L. Cochet au Pépinière-Opéra depuis les derniers jours d’août. Une soirée de félicité vous y est assurée.
La pièce fut créée en 1949, par l’auteur lui-même. Je l’avais vue alors, n’en avais gardé qu’un souvenir confus, sinon celui de m’être follement amusé. Il en est d’ailleurs souvent de même du théâtre de notre Sacha : mises à part ses pièces historiques, elles se ressemblent toutes, non pas par le sujet, chaque fois différent et chaque fois inattendu, mais par le style, expression d’une tournure d’esprit bien particulière, avec quoi il est traité. À ce propos, on parle parfois de « mots d’auteur », avec comme une indulgente petite moue. Il y a de cela certes, mais sans la moue indulgente et surtout cela me semble une vision un peu courte des choses.
Flotte d’abord sur toute cette œuvre une bonne humeur, une vigoureuse gaieté, un sens de la cocasserie des situations, que, dans ce spectacle, la mise en scène de M. Cochet fait éclater, pour notre plus grande joie.
Le sujet ? Eh bien, une fois n’est pas coutume, il ne s’agit pas d’adultère, présent ou passé, mais de bigamie, d’une bigamie tout à fait involontaire sans doute, mais qui en est pas moins fort embarrassante pour le bigame. Après cinq ans de mariage, un homme a perdu son épouse dans l’incendie d’une salle de cinéma, alors qu’elle se trouvait en voyage aux USA. Il s’est remarié avec la sœur d’icelle. En fait, la première épouse n’a point péri, mais l’émotion l’a rendue totalement amnésique, suite de quoi elle a passé vingt-cinq ans en clinique. Le psychiatre qui la suivait lui a finalement rendu la mémoire au moyen d’un traitement de choc : il l’a enfermée dans une cabane en bois et y a mis le feu. Et la voilà revenue en France, où elle retrouve son Jean-Pierre avec une joie nonpareille, et même plutôt expansive. Elle lui explique avec volubilité qu’ils vont pouvoir reprendre leur vie d’autrefois, qu’elle est complètement guérie, qu’elle n’a aucune précaution à prendre ; on lui a juste recommandé d’éviter les incendies ! Il faut tout de même bien lui apprendre la vérité. Le Jean-Pierre a beau y aller tout doucement, très progressivement, le choc est terrible.
La situation, de soi déjà délicate, se trouve aggravée par la présence d’une domestique aussi stylée qu’envahissante. Elle a connu successivement chaque Madame, mais juge que la présence à la maison des deux à la fois compliquera son existence au-delà du supportable.
Vous imaginez sans peine le parti que notre Sacha peut tirer d’un aussi délicat rencontre, et la délectation avec quoi M. Cochet s’en est emparé, pour le plus grand bonheur des spectateurs. Ce d’autant qu’il a confié le rôle de la première épouse, celle qui est déconseillée d’incendies, à Mme Virginie Pradal, plus véhémente et hallucinée que jamais. Dans les autres rôles d’ailleurs, Mmes Paule Noelle, Catherine Griffoni et Anne-Marie Mailfer ne sont pas en reste, loin de là. On pouvait admirer aussi l’habituelle sobriété dans le geste de M. Cochet ; au treizième rang d’orchestre, on l’entendait malheureusement fort mal.