Court traité de l’âme
Qu’adviendra-t-il de moi lorsque je mourrai ? Les religions nous disent que quelque chose de moi survivra, un être d’une autre nature. Les grandes religions monothéistes enseignent que cet être, « l’âme », aura une vie éternelle. Dans son essai court et percutant, Philippe Lazar propose une autre idée, qui ne fait appel à aucune transcendance ni à aucune religion. L’une des caractéristiques les plus fondamentales de la vie, dit-il, c’est qu’un être vivant est un système ouvert. Je ne vis que par mes échanges avec le monde qui m’entoure, et chaque échange avec un autre être laisse une trace dans mon esprit, un souvenir, une émotion. Partant de ce constat, Philippe Lazar propose d’appeler « âme » l’ensemble du réseau complexe des traces que j’ai laissées chez toutes les personnes avec qui j’ai pu avoir une relation. Réseau complexe en effet, et en constante évolution, deux personnes qui me connaissent pouvant très bien discuter entre elles et modifier l’idée, le souvenir, qu’elles ont de moi, transformant ainsi mon image, mon « âme ».
Cette définition posée, Philippe Lazar note (p. 21) quatre propriétés de cette « âme » : « Elle m’accompagne depuis ma conception, elle constitue l’essence de ce qui m’identifie auprès de mes semblables en tant qu’être humain, elle se sépare de mon corps quand la vie le quitte, et elle a la capacité de lui survivre. » Simples constatations, direz-vous, mais c’est là que les choses commencent à se corser.
Si cette « âme » dépend de moi, elle conserve cependant son autonomie. Je ne peux pas la changer facilement, ni rapidement, car les traces que j’ai laissées chez mes semblables ne s’effaceront pas d’un coup de baguette magique, et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle elle me survivra pendant un temps plus ou moins long.
Mes parents, mes amis disparus ont laissé chez moi, et chez d’autres, une trace indélébile, mais qui finira par disparaître. Et l’âme de Mozart est encore bien vivante, sans parler de celles de Montaigne ou de Socrate. L’âme est un être collectif, ce qui lui assure continuité et longévité.
Philippe Lazar nous entraîne alors sur des chemins surprenants, toujours sous-tendus par une logique implacable.
Prenons l’exemple d’un de ces chemins. Chacun d’entre nous a une âme, dit-il, donc je peux considérer, en regard de l’espace habituel des corps, un espace des âmes. Mieux, je peux, sur cet espace, définir une topologie particulière, une proximité, une « distance » entre deux âmes, qui dépendra des critères retenus pour décider que deux âmes sont proches ou non.
Philippe Lazar montre que certaines topologies définissent ainsi (p. 82) des « entités abstraites, des concepts nourris de références historiques, géographiques, sociologiques, ethniques, linguistiques, et, pour les plus évoluées d’entre elles, artistiques ou littéraires » ; en un mot des cultures. Par sa nature même, une culture s’inscrit dans l’espace des âmes. Point crucial : une culture est un ensemble flou, il n’y a pas de frontière nette entre deux cultures. Précisons que chaque « âme » peut naturellement faire partie de plusieurs cultures. Philippe Lazar démonte ainsi le piège du communautarisme, qui veut enfermer les corps dans des « cultures » uniques, négation de ce qu’est précisément une culture.
C’est un livre court, comme son titre l’indique (130 pages), mais dense, et riche de pensée. Un style dépouillé, vif et alerte en rend la lecture très agréable et facile, mais ne vous y trompez pas ! il vous faudra le relire, et sans doute y revenir. Philippe Lazar nous fournit là des clés inédites pour renouveler notre réflexion sur les sujets essentiels : la vie, la mort, l’amour, la culture, l’art.