Mémoires
Enfin on en sait un peu plus sur R. Dautray. Son nom est connu, son visage l’est moins : même au sein du Corps des Mines, je crois ne l’avoir vu qu’une fois, et son nom, pourtant prestigieux, est rarement mis en avant. Pour cause : autant il a pris plaisir à l’enseignement scientifique de l’X, autant il s’est senti « étranger aux mœurs des cénacles » du Corps. Et Dautray – vous le savez ou vous vous en doutez – n’est pas un homme de dîners et « l’art de la conversation » ne fait pas partie des arts qu’il maîtrise. Ce qu’il a chevillé au corps en revanche, et qu’il nous fait passer avec force et sérénité tout au long de ce remarquable témoignage, c’est l’amour de la science et le sens aigu de l’intérêt général.
Mais revenons aux origines. Né Kouchelevitz à Paris en 1928, il échappe à la rafle du Vél’ d’Hiv le 16 juillet 1942 grâce à la fille de son concierge ; passant le reste de la guerre avec sa mère en pays gardois, il entre premier à l’École des Arts et Métiers en 1945. Son père, pelletier vendant à des fourreurs, ne reviendra pas d’Auschwitz pour connaître ce premier succès de son fils, déjà bien au-delà de ses espérances. Dautray fait sa scolarité de « gadz’arts », puis est mis en contact par le directeur des Arts avec le directeur des études de l’X, l’ingénieur général Lamothe : sur les conseils de ce dernier, il fait une taupe à Louis-le-Grand, entre second à l’X (on sent une nuance de regret) et en sort major.
« L’apprenti scientifique » participe alors à la formidable aventure de la physique nucléaire au CEA, celle qui a remis l’X dans la course du développement scientifique qui n’était plus son point fort depuis 1870. On revit, avec Dautray, la formidable épopée de ses maîtres A. Messiah (40), J. Horowitz (41), C. Bloch (42, disparu prématurément en 1971) et de ses collègues scientifiques ou ingénieurs C. Fréjacques (43), G. Besse (46), O. Billous (48), P. Nelson (51). Sans oublier l’influence de ses fidèles amis Ullmo (24) et Lesourne (48).
À partir de 1955 date de son entrée au CEA, les réalisations s’enchaînent pour Dautray : la maîtrise de la réaction en chaîne dans la chaudière du premier sous-marin nucléaire français, la construction du réacteur de Cadarache, l’Institut Laue-Langevin de Grenoble… enfin le succès de la bombe H, qui se fait avec une implication forte du Général de Gaulle, un petit coup de pouce scientifique britannique (je vous laisse découvrir lequel), et la prise en mains par R. Dautray du projet, qui à partir de ce moment-là avance de manière déterminante. Les études finales sont terminées en février 1968, et la campagne d’essais positive a lieu à Mururoa pendant l’été 1968… on appréciera les facéties rétrospectives du calendrier.
C’est aussi, par la suite, le laser Phébus, la rédaction avec J.-L. Lions d’un manuel de référence sur la physique mathématique, le poste de Haut-Commissaire à l’Énergie atomique, où Dautray nous décrit avec philosophie et lucidité les « guerres de chefs » qu’il subit…
À la fois savant et ingénieur, amoureux de la science et de la technique, d’une grande modestie mais fier de ses succès, R. Dautray nous livre là un témoignage palpitant (on appréciera aussi les notes de fin de texte à caractère scientifique). De fait une contribution à l’histoire de la science et de la technique qui nous eût manqué s’il ne s’y était attelé. Paraphrasant le titre du livre de Laurent Schwartz (2000), avec un caractère fort différent mais un niveau scientifique équivalent chez Dautray, voyons-le et lisons-le comme « Un physicien aux prises avec le siècle ».