Délices Vénéneuses
Les époques situées autour des changements de siècle sont souvent considérées, selon le cas, comme décadentes, créatrices, agitées, peu banales en tout état de cause – ce qui laisse rêveur sur l’influence des symboles numériques sur les comportements humains, étant donné le caractère parfaitement arbitraire de la numérotation décimale. Dans la musique française, si le passage du XVIIIe au XIXe siècle a marqué une rupture nette, la transition XIXe-XXe a été le théâtre d’une vraie révolution, tournant le dos aux excès du romantisme au profit d’un détachement affecté et d’un extrême raffinement (tout comme Huysmans et Proust venant après Balzac et Hugo). Deux disques exceptionnels témoignent de ce tournant.
Opium
Sous ce titre, qui est à lui seul tout un programme, Philippe Jaroussky, contre-ténor, a enregistré des mélodies françaises généralement dévolues à des voix féminines, ces chansons à l’opposé des lieder allemands, plus en situation dans la moiteur des serres et l’intimité trouble des salons que dans les cascades et les forêts : Reynaldo Hahn, Chausson, Fauré, Chaminade, Debussy, et même Saint-Saëns, Franck, d’Indy1. Une révélation après laquelle rien ne sera plus comme avant dans la distribution des rôles, et aussi une petite merveille. Tout d’abord, Jaroussky ne connaît pas le vibrato, si agaçant chez nombre de sopranos féminins, il prononce aussi distinctement qu’un acteur de théâtre, il ne grasseye pas ; enfin et surtout, il détaille chaque mot, chaque note, avec une palette infinie d’inflexions, et un raffinement qui ne le cède en rien à celui de ces mélodies subtiles, à écouter en buvant lentement un de ces cocktails complexes chers au Captain Cap2. Quand vous aurez entendu Jaroussky, vous ne pourrez plus jamais écouter Violons dans le soir (Saint-Saëns-Anna de Noailles) ou L’heure exquise (Hahn-Verlaine) de la même manière. Saluons au passage le pianiste Jérôme Ducros, les frères Capuçon et le flûtiste Emmanuel Pahud, parfaitement en situation dans cette musique. Et cela amène à une suggestion : pourquoi ne pas aller plus loin, et confier à des contre-ténors ces rôles d’hommes tenus traditionnellement par des femmes pour des raisons diverses (comme Chérubin dans Les Noces de Figaro ou Octavian dans Le Chevalier à la rose), ambiguïté qui impose aux interprètes des contorsions et des déguisements, et qui met le spectateur mal à l’aise ? Jaroussky – et les producteurs d’opéras – relèveront-ils le défi ?
Erik Satie
« Méfiez-vous des gens qui ne rient jamais », aurait dit Alphonse Allais, « Ce ne sont pas des gens sérieux. » Peut-on dire, inversement, qu’Erik Satie, dont les pièces pour piano portent des noms tels que Véritables préludes flasques (pour un chien), Pièces froides, Morceaux en forme de poire, était un compositeur sérieux ? La réalité est plus complexe : Satie fut un soixante-huitard avant la lettre, dynamitant les vieilles structures avec application et jubilation et créant le minimalisme près d’un siècle avant qu’il fasse florès. L’album que viennent d’enregistrer Alexandre Tharaud et son équipe (chanteurs, trompette, violon, autre piano) est une éclatante et savoureuse anthologie de l’œuvre de Satie, et montre que celle-ci est bien plus vaste et diverse que les Gymnopédies et autres Gnossiennes connues du grand public3. On y trouve, à côté des pièces pour piano les moins connues, des chansons de cabaret et des duos (violon et piano, trompette et piano), qui témoignent de l’extraordinaire créativité de Satie et de son obsession de l’austérité. Comme les novateurs deviennent rarement, surtout s’ils sont iconoclastes, les grands compositeurs adulés du public, dont Satie se moquait comme d’une guigne, il aura fallu Debussy, Ravel, Milhaud, et, plus récemment, John Cage et les minimalistes pour qu’il soit révélé au public, au moins comme « précurseur ». Mais écoutez ces pièces hors du commun, interprétées par une équipe de musiciens enthousiastes, dont un Alexandre Tharaud enfin débarrassé des tentations du clonage : elles sont aujourd’hui, enfin, dans l’air du temps.
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1. CD VIRGIN.
2. Voir Le Captain Cap, ses idées, ses breuvages, d’Alphonse Allais.
3. 2 CD HARMONIA MUNDI.