Cochons d’inde
Les gouvernements condamnent d’autant plus volontiers les « paradis fiscaux » qu’ils éprouvent un penchant pour les « enfers fiscaux ». Ils se posent ainsi, devant les électeurs, en redresseurs de torts. Mais on n’avait encore jamais connu de banque « redresseuse de torts », surtout au théâtre. Or voilà qui est fait, et vous pourrez vous en convaincre en allant à Hébertot voir jouer Cochons d’Inde, une pièce d’une déconcertante drôlerie, écrite par M. Sébastien Thiéry.
Un client (M. Patrick Chesnay) marchand de biens, célibataire, la cinquantaine, venu retirer de l’argent, se trouve séquestré dans l’agence de sa banque au motif que, fils d’un petit menuisier, il s’est enrichi en achetant et vendant des appartements, ce qui signifie qu’il a changé de caste, en passant de celle de ses parents, celle des travailleurs manuels, à celle des commerçants. Or sa banque vient d’être achetée par un groupe indien, de sorte qu’au regard du droit indien, il est, jusqu’à plus ample informé, regardé comme un fraudeur. L’agence ne pourra le relâcher qu’avec l’accord de New Delhi et après enquête approfondie.
Le droit indien
Cette situation déconcertante nous vaut des dialogues d’une surréaliste cocasserie entre le client, un guichetier revenu de tout mais bon cœur au fond (joué par l’auteur, doté d’une diction saccadée à la Jouvet d’un réjouissant effet, eu égard à la simplicité des propos) et la directrice de l’agence (Mme Josiane Stoléru), passant avec une étonnante rapidité de la froideur d’une femme d’affaires intraitable sur le respect du droit indien à l’hystérie érotique la plus véhémente.
Le lendemain de « l’incarcération », on fait venir, de Bordeaux, la mère du client (Mme Anna Gaylor) en vue de situer l’exacte condition sociale des parents, le niveau de leurs avoirs, et ainsi d’apprécier l’ampleur du changement frauduleux de caste. Elle n’y comprend rien et, apprenant qu’il est retenu dans cette agence, gémit qu’il a encore fait une bêtise, qu’il a été collé, qu’il ne changera jamais. Il a beau protester qu’il a cinquante-quatre ans, qu’il n’est plus d’âge à être mis en retenue, elle n’en démord pas. Elle insiste : il a fait quelque chose de très mal, il a beaucoup trop d’argent, un monsieur indien très aimable lui a tout expliqué au téléphone, ce qu’on fait est pour son bien mais il restera toujours son petit garçon, etc. Interrogée par la directrice de l’agence, elle accumule bourdes sur bourdes malgré les protestations de son fils, en insistant pesamment sur la modestie de sa condition sociale. On nage en plein délire.
On a parfois rangé l’auteur dans la catégorie du « théâtre de l’absurde », en le comparant à Beckett, à Ionesco. Il dit ne pas bien comprendre pourquoi, et il a raison. M. Sébastien Thiéry se révèle bien plutôt ce que l’on serait tenté d’appeler « un conteur de l’inattendu », dans le registre du théâtre, comme Marcel Aymé le fut, non tant dans ce registre – encore que Clérambard… – que dans celui de la nouvelle. Il tire, comme lui, des effets d’un prodigieux comique en plaçant des gens parfaitement normaux dans des situations qui ne le sont au contraire pas du tout. Mais alors que Marcel Aymé ne sait pas toujours bien terminer ses nouvelles, qui finissent parfois un peu en queue de poisson, Sébastien Thiéry au contraire manie dans Cochons d’Inde l’art de la chute avec une stupéfiante habileté dans le maniement du farfelu.
Un miracle
Voyez plutôt :
Après toutes les péripéties cocasses dont le spectateur vient d’être témoin, apparaît le directeur indien de la banque (M. Partha Pratim Majumder, originaire du Bangladesh, ancien élève d’Étienne Decroux, le maître à mimer de J.-L. Barreau, puis de Marcel Marceau). Et voilà que ce directeur, suite à un surprenant numéro de danses rituelles en compagnie du guichetier et de la directrice d’agence, prononce des paroles de paix et déclare qu’il est Dieu. Mis en demeure de le prouver par un miracle, il fait instantanément tomber du ciel le jambon de Bayonne que le client lui a demandé, juste histoire de voir…
Le client, sceptique malgré tout, insiste. Une pluie de jambons lui répond. Subjugué, il consent à signer une énorme donation en faveur des pauvres. Il est enfin libéré et autorisé aussi à emporter un jambon. Parvenu dans le sas de l’agence, il revient, tenant à garder le dernier mot :
« À ce prix-là, j’aurais dû demander du Parme ! »