THULÉ
Thulé ! Voilà un nom qui parle à l’imagination : Ultima Thule… – Il était un roi de Thulé… – Avant même d’ouvrir le livre, le lecteur, par la seule magie du mot, est pris du désir de terres lointaines et du frisson de l’aventure.
Il n’est pas déçu. Le voilà projeté, dès les premières pages, dans le désert glacé de la lointaine Islande, où règnent le lichen et la neige, où une mer hostile bat le flanc des falaises grises, où se dressent les volcans sombres et menaçants, où rôde le vent porteur de cataclysmes…, une terre ingrate, et pourtant immensément aimée par ses habitants, qui furent ses découvreurs, les Vikings – et aussi une terre riche de mines convoitées par les puissances du Sud : parmi celles-ci, Venise, la Sérénissime, l’opulente cite commerçante dont l’empire est alors à son zénith, mais qui déjà se heurte à la poussée irrésistible des Turcs et se cherche ailleurs des ressources de remplacement.
Le Nord et le Sud vont se retrouver dans le héros de cette saga, Hjalmar – un nom qui est allé droit au cœur de l’auteur de ces lignes, car c’était celui de son père, lui-même fier de ses ascendances vikings – Hjalmar, qui pourrait dire, s’il était Victor Hugo : « Mon père vieux Viking, ma mère Vénitienne. » Cette mère, qui a suivi son mari dans ce monde boréal, en est bien vite repartie, après avoir donné le jour à un fils. C’est ce fils maintenant qui s’élance, sur un drakkar fougueux, à sa recherche…
Dans Venise la Rouge, comme dirait Musset, l’attend la même surprise amoureuse, que jadis, dans Munich la Blonde, connut le jeune François-Joseph : je laisse au lecteur le plaisir de découvrir qui est la Sissi du jeune Hjalmar.
La fourberie des hommes
Mais place à la politique : voilà notre héros bientôt plongé dans un jeu tripolaire entre Thulé, Venise et Constantinople. C’est le monde de Fernand Braudel qui s’ouvre à lui. Les multiples rencontres, les complots qui s’ourdissent, les péripéties qui se succèdent tiennent le héros et le lecteur en haleine…
Avant de quitter la ville de la Lagune pour la Sublime Porte, Hjalmar est confronté aux intrigues de ses patriciens et à leurs pièges, ce qui lui inspire ces peu amènes réflexions : « Traverser des rivières en crue ou survivre à des éruptions n’était rien face à la fourberie des hommes. Ô Dieu, protégez-moi de leur férocité ! ne me rendez pas semblable à eux ! »
Une férocité primitive
Mais ce n’est rien à côté de ce qui attend le héros sur les rives du Bosphore. Gilles, en distingué agnostique qu’il est, a toujours vu dans l’islam la plus inquiétante des religions. Aussi se sent-il de plain-pied avec les habitants de Constantinople, désormais soumis à cet impitoyable joug. Voici ce qu’il met dans la bouche de son héros : « La révélation dont ils [les musulmans] se réclamaient ne laissait aucune place à la discussion, ils étaient ivres d’une férocité primitive, celle qui se contente d’écraser l’ennemi sans le moindre respect pour ses traditions et, à vrai dire, ils ne s’y intéressaient même pas… »
Et pourtant, dans ce monde totalitaire, qui n’est pas sans inspirer à notre héros de l’admiration pour son efficacité tandis que le sultan Süleyman – Soliman le Magnifique – réfléchit à l’alliance proposée par François Ier (l’auteur situe le périple du jeune ambassadeur de Thulé dans un cadre d’une rigueur historique exemplaire), Hjalmar, contre toute attente, va retrouver sa mère et organiser leur fuite à tous deux.
Ne renonce jamais
Quand le Grand Vizir propose à Hjalmar de se convertir à l’islam, condition d’accès aux fonctions officielles de l’Empire, la mère donne au fils une leçon de relativisme religieux. Mais notre héros restera fidèle à la foi de ses pères, tout en se sentant mûr pour l’arrivée de la Réforme à Thulé.
C’est un autre enseignement qu’il retiendra de cette mère si chèrement recherchée, si vite reperdue :
« Souviens-toi qu’un homme ne doit jamais capituler devant l’adversité, que les expériences les plus cruelles sont là pour le renforcer jusqu’au jour où, son heure venue, il aura le droit de s’abandonner. Mais auparavant, ne renonce jamais… »
Hélas, il faudra à nouveau que le jour recommence et que le jour finisse sans que jamais Hjalmar puisse revoir Bérénice ! Et l’absence sera cette fois définitive.
Il retrouvera Laetitia (Sissi), une rencontre brève et brutalement close, une de plus, comme si la malédiction s’attachait à ses rapports avec les femmes.
Le temps de conseiller les ministres de François Ier qui négocient l’alliance turque, et il regagnera Thulé.
J’ai beaucoup aimé la fin, une fin marquée par le drame, mais aussi la vision et la sérénité. Hjalmar aura accompli son « Grand Tour », comme diront les Anglais au Siècle des lumières, et reviendra, selon les mots de son contemporain Du Bellay, « … plein d’usage et raison, Vivre entre ses parents le reste de son âge ! »
L’éducation d’un jeune homme par la vie, voilà ce que nous raconte Gilles Cosson dans Thulé. Chacun de nous, en suivant ce destin extraordinaire, sent remonter du fond de sa jeunesse un désir d’aventures inassouvi. Mais aurions-nous eu le courage et la constance d’Hjalmar ?