LES ÉLITES FRANÇAISES Essai critique
Ce livre de Maurice Bernard (48) porte sur les élites françaises, sur leur mode de formation, leur place dans la société et leur impact, en interne et en externe. C’est l’oeuvre d’un observateur attentif, scrupuleux, un rien désabusé aussi. On sent l’auteur déçu de ce que le rayonnement international de la France, par ses chercheurs, ses écrivains et artistes, ses entreprises s’affaiblit. On pourrait reprocher à ce livre son constat d’insuffisances et d’échecs, au détriment de belles réussites passées sous silence, comme celle de l’École de Paris du management. D’une écriture limpide, aux assertions la plupart indiscutables, il est marqué par la modestie et la franchise.
Le premier tome analyse, de façon logique et chronologique, la constitution du système méritocratique français. Il est préfacé par Thierry de Montbrial (63).
Le second tome montre comment le système méritocratique confère pouvoir, richesse et considération dans la société française. Raymond Boudon l’a préfacé.
Le troisième tome est un bilan critique de la société française d’aujourd’hui. Il s’ouvre sur une préface de Jacques Lesourne (48).
En toute transparence, je fus recruté à l’École polytechnique comme enseignant, alors que Maurice Bernard y dirigeait l’enseignement et la recherche. Mon propre parcours, avec des séjours de longue durée à l’étranger, m’a permis d’y découvrir d’autres cultures que la nôtre. C’est à cette aune, comparatiste, que je discuterai les thèses de Bernard.
La première, la plus générale, qui sert d’axe porteur à tout le livre, est qu’une élite, sélectionnée pour son excellence comme pour sa poursuite de l’excellence, a vocation à être dirigeante. Cette pétition de principe est contestable. L’exemple américain montre qu’une telle approche top-down s’avère souvent moins performante qu’une approche bottom-up. On se souviendra, à ce propos, du réquisitoire de Richard P. Feynman à l’encontre de la première, qu’il rendit responsable du désastre de la navette spatiale Challenger. De plus, notre pays est suffoqué par le poids de l’administration. La longue histoire de France, État fort et centralisé, l’explique ; comment donc remobiliser les acteurs de l’économie et les artisans de la culture, afin de revigorer notre pays ?
Ma seconde remarque porte sur les prépas. Bernard, qui les présente avec soin et une riche documentation, m’a paru néanmoins glisser un peu rapidement sur leur négatif (un bagne deux ou trois ans durant ; le problème du concours, bien posé, élégant, suite de variations sur un thème qui permet aux plus astucieux de grappiller des points et de faire le trou, mais passablement déconnecté d’avec la réalité) comme sur leur positif (la camaraderie avec d’autres intelligences et quelques surdoués ; les colles, qui vous forment durablement à exposer, même à des auditoires hostiles). Le reproche majeur à faire aux prépas, symptomatiques en cela de notre enseignement public dans son ensemble, est de formater les individus au même moule. Si les Britanniques engrangent les Nobel, leur véritable culte de l’excentricité y est pour quelque chose.
Ma troisième remarque est d’ordre épistémologique. L’enseignement français n’a pas comme seules caractéristiques son abstraction et sa domination par les mathématiques. Il est plombé, de manière plus générale encore, par le cartésianisme et le raisonnement déductif, plutôt qu’inductif. Certes, il est de bonne méthode de réduire la difficulté, de procéder de manière analytique. Néanmoins, cette manière de confronter les situations n’est pas la seule, ni systématiquement la meilleure. Face à la complexité, qui est de règle de nos jours, d’autres approches, empiriques, voire même holistes, maîtrisent mieux les phénomènes.
Je recommande vivement la lecture de cet ouvrage, qui pose un diagnostic objectif d’une situation préoccupante. C’est un livre courageux, qui vient à son heure. Les décideurs de tout bord auront grand avantage à le lire pour citer des faits exacts et se convaincre d’agir dans leur propre sphère, et d’y induire d’urgentes réformes.