PETITES LEÇONS DE BONHEUR
Exercer son esprit critique vis-à-vis d’une interprétation peut offrir des satisfactions : il est flatteur et donc agréable de se sentir spécialiste, de traquer la faute et de dominer une écoute, au disque comme au concert. Mais quel bonheur plus grand encore d’oublier son esprit critique et de s’abandonner à une écoute au premier degré, sans références, sans analyse, pour le plaisir.
Pianistes
Piotr Anderszewski est un pianiste à part, qui est souvent là où on ne l’attend pas. On connaît ses interprétations hors du commun des Partitas et des Suites anglaises de Bach. Il vient d’enregistrer de Schumann trois recueils parmi les moins joués : la grande Humoresque, Six Études en forme de canon, Chants de l’aube1. Schumann était considéré à son époque comme un compositeur bizarre et fantasque, voire inquiétant, alors que sa musique ne fait que refléter la complexité et l’instabilité des sentiments humains. Humoresque est son recueil le plus audacieux : succession dans chacune des pièces d’instants sereins et exaltés, la quintessence du romantisme, avec une écriture très moderne. Les Études, raffinées et complexes, évoquent Bach et Mendelssohn. Les Chants de l’aube, déjà cités ici dans l’interprétation d’Emmanuelle Swiercz, sont le testament étrange et émouvant de Schumann, à l’aube de la folie qui devait l’emporter. Piotr Anderszewski joue avec une profondeur, une distance et une subtilité qui rapprochent Schumann, de manière tout à fait inattendue, de Proust.
Des gouttes d’eau jaillissantes, des perles qui tombent d’un collier rompu, etc., les Sonates de Scarlatti suscitent les métaphores les plus banales. Scarlatti en a écrit près de 600, toutes à un seul mouvement, et très courtes : leur durée excède rarement quatre minutes. Alexandre Tharaud, décidément éclectique, en a choisi une vingtaine2, et il en dédie l’enregistrement à la mémoire de Clara Haskil, dont il s’est clairement inspiré, comme il l’avait fait de Marcelle Meyer pour Couperin et Rameau. Eh bien, cette reprise au piano de pièces destinées à l’origine au clavecin est une petite merveille de précision et de charme. Scarlatti parlait, paraît-il, de ses Sonates avec beaucoup de modestie ; ces miniatures géniales, d’une extraordinaire modernité, sont de petits moments de bonheur intense.
Voix baroques
La musique baroque procure un plaisir d’autant plus grand qu’elle est plus concise. Trois jolis disques récents satisfont à cette exigence.
Guère plus longs que des sonates de Scarlatti, les Madrigali a due voci de Monteverdi et quelques autres, que chantent sur un disque récent Agnès Mellon, soprano et Dominique Visse, contre-ténor, accompagnés de quatre instruments baroques3, sont de petits chants d’amour (et de regrets) exquis, souvent vivaces et drôles.
Sous le titre Daphné sur les ailes du vent4, Jean-Christophe Frisch et son ensemble Le Baroque Nomade ont réuni une trentaine de pièces de l’époque baroque à travers le monde : de l’Angleterre à la Chine en passant par Venise, Istanbul, l’Abyssinie, le Bengale, et aussi le Mexique, les Appalaches, etc., un voyage musical imaginaire, poétique et d’une extraordinaire variété.
Enfin, on connaît les Chansons avec luth de John Dowland (XVIe-XVIIe siècle), dont certaines ont été popularisées par des musiciens de la pop music et du jazz. Une vingtaine de ces airs délicieux et vénéneux d’un compositeur quelque peu maladif ont été enregistrés par le contreténor Damien Guillon accompagné par Éric Bellocq au luth5. Des chansons à écouter en buvant une bonne ale, entrecoupée, pourquoi pas, de quelques gorgées d’un bon Islay pur malt.
1. 1 CD VIRGIN.
2. 1 CD VIRGIN.
3. 1 CD ZIG ZAG.
4. 2 CD ARION.
5. 1 CD ZIG ZAG.