TEMPS ET MUSIQUE
Et c’est peut-être, au fond, ce que nous recherchons, consciemment ou non, en écoutant une oeuvre dont nous savons que nous pourrons à tout moment la réécouter, non pas semblable mais rigoureusement identique à elle-même : l’expérience inespérée de la réversibilité, qui peut nous donner, le temps d’une écoute, l’illusion délicieuse de notre propre pérennité.
Deux pianistes hors du commun
Les musiques qui sont elles-mêmes intemporelles se prêtent particulièrement bien à cette illusion, et d’abord celle de Bach. Nous pouvons en faire l’expérience avec une édition nouvelle de quatre de ses Concertos pour clavier (BWV 1054, 6, 7, 8) par David Fray qui dirige simultanément l’Orchestre de chambre de Brême1. Chacun de nous a son interprétation préférée, celle de Gould ou de Perahia, par exemple. Ce qui fait le prix de celle de Fray est qu’elle ne ressemble à aucune autre. Tout d’abord, tout en respectant rigoureusement la mesure et en étant limpide, son jeu s’étale du pianissimo le plus fin au fortissimo ; et il est, selon les moments, percutant comme pour du Bartok ou velouté comme pour Debussy. Un complet renouvellement.
Emmanuelle Swiercz, dont nous avions analysé ici un premier disque – décoiffant – consacré à Rachmaninov, s’attaque à présent à Schumann, avec le Carnaval et, moins jouées, les Bunte Blätter2. Son Schumann ne ressemble, lui non plus, à aucun autre. Ne parlons pas de la technique, qui ferait rougir les plus grands pianistes de l’ancienne école et qui rappelle celle de Martha Argerich. Mais Schumann, c’est à la fois l’emportement romantique jusqu’à la folie, et le mystère : l’interprétation d’Emmanuelle Swiercz est habitée de l’un et de l’autre. Son Carnaval est coloré, tourmenté, toujours inquiétant. Les Bunte Blätter, rarement enregistrées, sont des pièces d’une fantastique richesse, notamment harmonique, qu’elle joue avec une extrême subtilité. Une découverte, un grand plaisir.
Au total, avec Emmanuelle Swiercz, David Fray, et deux ou trois autres (dont notre camarade Jonathan Gilad), la nouvelle génération de pianistes français n’a rien à envier à la russe ni à la chinoise.
Sir Simon Rattle
Le Berliner Philharmoniker est vraisemblablement la première formation symphonique mondiale. Si l’on n’a pas la chance de le découvrir sur place – expérience inoubliable – on peut l’entendre et le voir parfois à la télévision (sur Mezzo). Ce qui le distingue des autres très grands orchestres, c’est l’association de deux caractères généralement incompatibles : des solistes de niveau exceptionnel dans tous les pupitres, et une extraordinaire homogénéité. Il le doit aux chefs dont il a su se doter, dont le dernier est Simon Rattle, démiurge rayonnant qui dirige toujours, il faut le noter, sans partition, et joue en public après plusieurs journées entières de répétition y compris la pause du déjeuner (ce qui étonnerait les syndicats de certaines de nos formations). Le disque de Berlioz qu’il vient d’enregistrer et qui comprend la Symphonie fantastique et la Mort de Cléopâtre (avec Susan Graham)3 est à cet égard exemplaire : cet orchestre germanique dirigé par un Britannique parvient à restituer le romantisme de Berlioz et ses excès avec une rigueur absolue, qui permet de distinguer chaque plan sonore.
Varia
Passer du Philharmonique de Berlin aux Philharmonistes de Châteauroux peut sembler une gageure. Il n’en est rien, car il s’agit d’un ensemble de 14 instruments à vent avec de très bons instrumentistes, où la question d’équilibre entre les pupitres ne se pose donc pas. Cet ensemble vient d’enregistrer l’intégrale de l’oeuvre pour instruments à vent de Haydn4 (divertimentos, marches), pour l’essentiel des pièces de commande, joliment écrites, bien jouées.
Si vous ne connaissez pas le saxhorn (famille du tuba), et si vous aimez ce genre d’instruments à la rondeur chaleureuse, vous pouvez le découvrir dans un ensemble de pièces françaises jouées par un instrumentiste virtuose, David Maillot, accompagné par Géraldine Dutroncy5. Musique sympathique, bien en situation comme musique de scène.
Enfin, si vous aimez le tango et si vous êtes prêt à l’écouter sans bandonéon, vous pourrez entendre tangos et milongas de Piazzolla joués par l’Ensemble Contraste6. C’est une version sage, musicalement irréprochable, de ce que l’on écoute généralement interprété par des ensembles moins policés. On oubliera El dia que me quieras, de Gardel, avec soprano et mezzo-soprano, et on appréciera Oblivion version sonate pour alto et piano, et version jazz en bossa nova avec saxo et batterie. Vous pourrez aussi préférer les vieux enregistrements du Cuartetto Cedron, qui vous feront peut-être oublier le temps qui passe.
1. 1 CD VIRGIN.
2. 1 CD INTRADA.
3. 1 CD EMI.
4. 2 CD ARION.
5. 1 CD HYBRID’MUSIC.
6. 1 CD ZIG ZAG.