L’OPÉRA DE SARAH
Porter à la scène l’évocation d’une vie tumultueuse attire toujours les dramaturges. A fortiori s’il s’agit d’une comédienne de haut vol comme fut Sarah Bernhardt qui, sa vie durant, défraya la chronique théâtrale, comme la mondaine d’ailleurs. Tous les amateurs de théâtre se souviennent de Sarah ou le cri de la langouste, du Canadien John Murrel, où la grande Sarah dicte ses mémoires à son secrétaire Pitou, lequel « joue » pour elle les êtres qu’elle a connus, afin de lui faciliter le retour des souvenirs. On sait que la pièce fut traduite et adaptée par Éric-Emmanuel Schmitt, interprétée voici quelques années par Fanny Ardant et Robert Hirsch, avec un immense succès.
Aujourd’hui, c’est le comédien, metteur en scène et auteur Alain Marcel qui reprend ce même sujet avec son Opéra de Sarah, de quatre-vingt-deux personnages, y compris un narrateur. Ce qui est évidemment beaucoup mais l’idée du dramaturge fut de confier tous ces rôles à un seul comédien. Une stupéfiante gageure ! Il fallait en trouver un qui fût capable de tenir le pari, d’autant plus difficile que le texte comporte de nombreuses parties chantées, soutenues par un piano d’ailleurs omniprésent. Or il l’a trouvé, en la personne de Jérôme Pradon, un garçon menant une carrière entre France, Angleterre et Canada, plutôt orientée sur la comédie musicale à l’anglo-saxonne, encore qu’il ait joué Racine ou Marivaux, entre autres, sur des scènes françaises.
Seul sur le plateau, le voilà donc incarnant tout à tour Sarah et tous ceux qui gravitèrent autour d’elle, de son enfance bretonne à sa seconde entrée à la Comédie-Française, sans que pourtant jamais le spectateur ne s’y perde, au milieu de tant de monde. Période où cette femme étonnante fit découvrir et affirma son talent de tragédienne, mais développa aussi une habileté à tirer parti de ses innombrables frasques pour faire parler d’elle : c’est à propos d’elle que Cocteau forgea le terme de « monstre sacré ». Mais nous voyons aussi le revers de la médaille : elle fut en effet une terrifiante « dévideuse de fil à retordre » pour son entourage proche, tout particulièrement pour les directeurs et administrateurs des théâtres où elle se produisit, avant de devenir elle-même directrice. Cette démonstration d’agilité scénique est accompagnée au piano par Damien Roche, l’auteur de la partition qui d’ailleurs n’est pas seulement pianiste, mais percussionniste, et cela s’entend ! Presque un peu trop dans les premières minutes, où le piano tend à écraser la voix pas encore chauffée du comédien. Cette provisoire difficulté d’audition se trouve aggravée par le fait que le texte démarre sur des « répliques » échangées en breton entre l’enfant Sarah et sa nourrice. Avant que le « narrateur » ne traduise, on se demande ce qui se passe.
Le spectacle, incessamment paroxystique à l’image de la vie même de Sarah, dure environ une heure quarante. C’est peut-être un peu long. Malgré d’habiles effets et changements d’éclairage, qui deviennent presque des changements de décor, malgré surtout les dons prodigieux du comédien, on peut craindre que le spectateur n’éprouve à la longue un sentiment de répétition des effets scéniques. Comme si l’auteur, ayant eu la chance de trouver un interprète exceptionnel, avait, dans le souci de bien servir la mémoire de la tragédienne, quelque peu perdu le sens de la mesure dans la durée.
Pour la petite histoire polytechnicienne, je révélerai que Jérôme Pradon est le fils de notre camarade Claude Pradon (56) et que je l’ai connu tout bébé, à Madagascar, voilà déjà un petit temps.