AMOURS AVOUÉES
Naguère, il était de bon ton de vouer aux gémonies toute musique – hors celles des très grands indiscutables, de Bach à Stravinski – qui n’était pas dans la lignée de l’École de Vienne et qui avait pour objectif premier de toucher l’auditeur au premier degré et de le rendre heureux.
On se souvient du mot ignoble d’un ayatollah de la musique sérielle sur André Jolivet. Dans un registre voisin, une amie, conservatrice d’un grand musée d’art moderne, nous disait ne pas aimer la peinture de Chagall « parce que c’est trop doux ». Eh bien, toute honte bue, avouons prendre un plaisir sans mélange aux musiques que voici, qui ne le rendent en rien – art du contrepoint, subtilité des harmonies – à celles des pontifes, et que l’on redécouvre, enfin, après des décennies d’un incompréhensible ostracisme.
Korngold
La découverte à l’Opéra Bastille de son opéra Die tote Stadt ( la Ville morte) et de sa musique de chambre aura beaucoup fait pour tirer de l’oubli Erich Wolfgang Korngold, enfant prodige austro-hongrois admiré par Mahler et Zemlinski, qui, fuyant le nazisme, devint compositeur de musique de films pour la Warner à Hollywood. Son Concerto pour violon, écrit pour Jascha Heifetz et créé par lui, pourrait être une gageure : composé en 1947, il tourne le dos à toute la musique des années 1930- 1940 – Bartok, Stravinski, par exemple – et, avec un matériel harmonique que n’aurait pas désavoué Mahler, et grâce à une fantastique invention mélodique et à un art de l’orchestration digne de Tchaïkovski et Strauss (Richard), constitue un véritable chef‑d’œuvre, à la fois d’une capacité émotionnelle, d’une inventivité et d’une hauteur de vues qui touchent aussi bien le profane que l’amateur exigeant. Renaud Capuçon se donne avec lyrisme à cette musique de charme, accompagné par le Rotterdam Philharmonic dirigé par Yannick NézetSéguin1.
Sur le même disque, et par les mêmes , une belle version du Concerto pour violon de Beethoven.
Fauré hors du salon
Saviez-vous que Fauré avait écrit un Concerto pour violon, inédit jusqu’à ce jour, et une Fantaisie pour piano et orchestre ? Ces deux pièces font partie d’un ensemble d’œuvres orchestrales peu ou jamais jouées, ressuscitées par l’Orchestre de Bretagne dirigé par Moshe Atzmon, avec notamment Jean-Marc Phillips-Varjabédian au violon et Jérôme Ducros au piano2 .
Fauré n’était pas un grand orchestrateur et a souvent laissé le soin de l’orchestration à d’autres – Ravel, Aubert. Mais c’était un tendre, et, on le sait, un grand amoureux, et pas seulement de la musique. Cet abandon, cette sensualité teintée de mélancolie, ce sens inné de la mélodie qui touche au cœur, on les retrouve dans ces deux œuvres et aussi dans la Ballade pour piano et orchestre, la Berceuse pour violon et orchestre, l’Élégie et la Romance pour violoncelle et orchestre, la Fantaisie pour flûte et orchestre.
Comme Bach, Fauré utilise certains thèmes que l’on retrouve ailleurs, par exemple, dans le Concerto pour violon, le premier thème de son ineffable Quatuor. Mais ce qui constitue le caractère commun de ces pièces, c’est qu’elles sont faites pour le plaisir pur de l’auditeur, tout comme certaines toiles impressionnistes qui vous émeuvent avant même que vous ne puissiez analyser la manière du peintre.
Reynaldo Hahn, Albert Roussel
En consacrant un volume de sa collection « Les grands millésimes » à Hahn et Roussel3 , Naïve fait œuvre de salubrité publique. Si vous êtes un inconditionnel de la Recherche du temps perdu, vous devez l’être de la musique de Reynaldo Hahn, véritable transposition musicale des émotions complexes décrites avec un soin minutieux par Proust – ami de Hahn – dans, par exemple, les Jeunes filles en fleurs.
Et vous allez découvrir un compositeur rien moins que mineur, avec les deux Quatuors à cordes et le Quintette avec piano, par le Quatuor Parisii et Alexandre Tharaud : une finesse mélodique, une subtilité harmonique, un sens de la phrase – comme Proust – proprement inouïs. Vous allez regretter de ne pas avoir joui plus tôt de cette musique à nulle autre pareille, et vous militerez pour que les organisateurs de concerts de quatuors négligent les sempiternels quatuors de Haydn et Schubert pour faire connaître enfin ceux de Hahn.
Roussel, c’est une autre histoire : musique inclassable, exigeante, austère, « ni littérature ni peinture » selon Roussel lui-même, plus proche sans doute de Bartok et Stravinski que de Debussy ou Ravel, et pourtant profondément française par sa rigueur et sa distance.
Le Concerto pour petit orchestre, le Concerto pour piano avec Alexandre Tharaud, la Petite suite pour orchestre, le Concertino pour violoncelle avec Jean-Guihen Queyras, et l’Ensemble orchestral de Paris dirigé par David Stern, donnent un aperçu très complet de la musique orchestrale de Roussel, qui ne se limite pas au Festin de l’araignée et à Bacchus et Ariane.
Brahms par le Quatuor Ébène
On ne peut, bien sûr, assimiler la musique de Brahms à de la musique de plaisir au premier degré. Mais il faut célébrer le nouveau disque du Quatuor Ébène, qui s’était illustré par un enregistrement d’anthologie des quatuors de Debussy-Ravel-Fauré, et qui vient d’enregistrer le 1er Quatuor de Brahms et son Quintette avec piano, avec Akiko Yamamoto4 . On connaît bien ces deux œuvres, tourmentées, lyriques et rigoureuses dans la forme, complexes, à la fois classiques et romantiques, sommets de la musique de chambre de la deuxième moitié du XIXe siècle.
Ce qui fait le prix de cet enregistrement, c’est l’interprétation du Quatuor Ébène, d’une perfection absolue dans la mise au point et le phrasé, qui rappelle la manière du Quatuor Alban Berg.
Tous ces disques vont vous émouvoir et vous ne sortirez pas intact de leur audition. À écouter avec quelqu’un que vous aimez beaucoup, avec un très bon thé de Chine et, bien sûr, quelques madeleines.
1. 1 CD VIRGIN
2. 1 CD TIMPANI
3. 2 CD NAÏVE
4. 1 CD VIRGIN.