PASSAGES
Passer, passages : mots subtils et ambigus, mais qui dans leurs diverses acceptions évoquent toujours une transition, depuis le « je passe » des jeux de cartes jusqu’au dernier passage, celui qu’opérait Charon avec sa barque pour traverser l’Achéron.
Exigeants, nous attendons d’une œuvre musicale qu’elle nous transporte audelà du pauvre moment présent. À cet égard, les compositeurs sont toujours des passeurs ; modestement vers des horizons musicaux nouveaux, ou plus ambitieux, véritables passeurs d’âme, vers un absolu inatteignable mais que la musique nous donne, ne serait-ce qu’un instant, l’impression fallacieuse d’approcher.
Contemporains
En 1936, Samuel Barber écrit un quatuor, œuvre de jeunesse qui annonce toute sa musique à venir : résolument tonale et cependant profondément originale. Le mouvement lent du quatuor deviendra par la suite le (trop) célèbre Adagio pour cordes, fleuron de la musique américaine contemporaine qui a même constitué la musique du film Platoon sur la guerre du Viêtnam. Cette même guerre du Viêtnam est la toile de fond de Black Angels for Electric Quartet de Georges Crumb, tandis que Different Trains for String Quartet and Tape de Steve Reich se réfère à la Seconde Guerre mondiale. Ces trois pièces sont réunies sous le titre American Music dans un enregistrement du Quatuor Diotima1. Different Trains de Reich associe, selon la méthode inaugurée par Pierre Schaeffer, musique instrumentale et sons de la vie courante (voix, bruits). La pièce de Crumb fait simplement appel à des instruments amplifiés et une chambre d’écho. Mais la caractéristique commune de ces trois œuvres, extraordinaires à plus d’un titre, est l’émotion qui s’en dégage et qui ne vous lâche plus.
Notre camarade François Nicolas (67), chercheur à l’IRCAM et professeur à l’ENS, est un des grands compositeurs et théoriciens de la musique contemporaine. Florence Millet, piano, Jeanne-Marie Conquer, violon, et Alain Damiens, clarinette, ont enregistré sa Toccata, sa Sonate et Des infinis subtils, pour piano, ainsi que son Trio Transfiguration pour violon, clarinette et piano2.
À la différence des trois œuvres précédentes, la musique de Nicolas est d’une pureté et d’une rigueur absolues. Elle ne s’adresse pas à l’émotion mais à l’intellect : elle relève d’une grammaire qui n’est pas celle de la musique tonale dans laquelle nous sommes baignés depuis l’enfance et demande donc une attention soutenue. Mais l’effort qu’on lui consacre en vaut la peine. La Toccata, la plus accessible des quatre pièces, est un petit chef‑d’œuvre de musique pianistique, rigoureux comme une fugue de Bach, qui se réfère à Wozzeck d’Alban Berg et dont on peut apprécier le déroulement, plus vertigineux encore que la Toccata de Prokofiev, sans avoir besoin de connaître l’élaboration théorique qui la sous-tend. Des infinis subtils est une méditation sur la résonance. La Sonate constitue une recherche sur l’interaction harmonie-résonance à partir de la 8e Sonate de Scriabine. Le Trio est la plus ambitieuse des quatre pièces, à la fois par sa construction polyphonique et par son objectif théorique : « transfigurer les trois instruments en un nouveau corps ». Au total, une découverte passionnante qui donne envie d’en savoir plus sur l’œuvre de François Nicolas.
Liszt au piano
Liszt a beaucoup écrit pour le piano, mais l’on entend en général au concert, en particulier dans les festivals, les mêmes Rhapsodies hongroises, Années de pèlerinage et autres Études d’exécution transcendante. Deux disques récents sortent avec bonheur des sentiers battus. Sur le premier, Emmanuelle Swiercz, dont on n’a pas oublié les enregistrements de Rachmaninov et Schumann, interprète avec une technique d’acier et un toucher subtil la Tarentelle, la Rhapsodie espagnole, Vallée d’Obermann et plusieurs autres pièces très rarement jouées telles que Nuages gris, Abschied, Sonnet 104 (de Dante)3 : musique étonnamment moderne, parfois proche de l’atonalité. Sur le même disque, trois pièces de notre camarade Alain Bonardi (86) inspirées par Liszt, « commentaires » intelligents spécialement écrits pour ce disque.
Le second disque est consacré aux transcriptions de Liszt pour le piano des Symphonies 2 et 6 de Beethoven jouées sur un Érard de 1837 par Yuri Martynov4. Tel un graveur pour populariser des tableaux, Liszt a, on le sait, transcrit pour le piano de nombreuses œuvres orchestrales, dont les Symphonies de Beethoven. L’intérêt de ce disque est triple : il permet une écoute analytique d’œuvres dont on distingue mal, parfois, les composantes dans le fouillis orchestral ; Liszt n’est pas un simple copiste réducteur, et transforme ces œuvres de Beethoven en pièces originales ; enfin, l’interprétation sur ce piano d’époque à la technique déjà très avancée et au timbre rond et plein est parfaitement en situation, ce qui ne serait pas le cas avec un piano-forte au son grêle ni avec un Steinway moderne trop brillant.
Rachmaninov – Mendelssohn
On oublie souvent que l’œuvre orchestrale de Rachmaninov ne se limite pas à quatre concertos pour piano. C’est la 3e Symphonie que vient d’enregistrer le Royal Liverpool Philharmonic dirigé par Vasily Petrenko, avec le très rare Caprice bohémien et la célèbre et très belle Vocalise5. Écrite à la fin des années 1930, la 3e Symphonie se situe dans le plus pur style du XIXe siècle, sorte de supersymphonie de Tchaïkovski ; elle fourmille de thèmes mélodiques, elle est joliment bien orchestrée, elle est plus sobre, moins jaillissante que la 2e Symphonie, et elle constitue en définitive le testament nostalgique, presque désespéré, d’un exilé resté profondément russe.
Last but not least, notre camarade Jonathan Gilad (2001), qui poursuit depuis Berlin une carrière internationale de soliste, a enregistré avec l’un de ses partenaires habituels, le violoncelliste Daniel Müller-Schott, des œuvres pour violoncelle et piano de Mendelssohn : les Variations concertantes, les deux Sonates, une Chanson sans paroles et trois pièces courtes6.
La musique de Mendelssohn, ce Mozart du XIXe siècle, c’est la mélodie avant toute chose et donc le bonheur de l’écoute ; mais c’est aussi une constante invention harmonique et rythmique, et des parties de piano généreuses, brillantes, virtuoses même, mais toujours chantantes. Les Variations concertantes sont à cet égard un petit joyau. Le jeu de Jonathan Gilad a mûri et gagné en sérénité sans rien perdre de son brio virtuose. Il se rapproche aujourd’hui de celui d’un Perahia tout en gardant sa marque propre, et il fait merveille dans Mendelssohn, comme c’était le cas pour son enregistrement désormais légendaire des Trios, toujours avec Daniel Müller-Schott et avec Julia Fischer. Et, en nous transportant l’instant d’un disque, il nous montre qu’un interprète peut être aussi… un passeur.
1. 1 CD NAIVE.
2. 1 CD TRITON.
3. 1 CD INTRADA.
4. 1 CD ZIG ZAG.
5. 1 CD EMI.
6. 1 CD ORFEO.
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courriel à Jean Salmona
bonjour cher camarade,
X81, travaillant chez Axa à Paris depuis 2 ans et précédemment pour Coface pendant 14 ans dont 7 à NYC et 2 à Londres, j’organise depuis 1999 une saison musicale les Claviers en Poitou dans un petit château en bordure de Vienne que j’ai eu la chance d’acheter en 1993, ancienne résidence pendant 6 années d’Ernest Chausson qui y a composé une moitié de son oeuvre. J’organise une 20 aine de concerts par an, pouvons nous rentrer en contact directement, je lis en particulier les noms de quelques jeunes camarades que tu cites dont je ne connaissais pas l’existence, et qui peut être accepteraient de venir se produire dans notre programmation ? Nous avons une salle dédiée au concert de 90 m² de très belle acoustique, avec 4 pianos à queue, un grand Erard de 1892, un 3⁄4 Bosendorfer de la même année, enfin un D et un B steinway respectivement de 1985 et 1960 tous en bon état. Nous avons également un appareil d’enregistrement professionel qui pourrait éventuellement servir à de jeunes camarades qui souhaitent enregistrer un disque à coûts très réduits ?
dans l’attente de ta réponse, reçois mes sincères salutations en espérant que notre commune passion de la musique, surtout en ce qui me concerne musique vivante plus qu’enregistrée d’ailleurs, nous permette des échanges amicaux constructifs. bien amicalement Pierre 06 87 48 10 65