Trop de précautions nuisent-elles à la santé ?
Le principe de précaution a été introduit en France par la loi Barnier en 1995, puis inscrit dans la Constitution en 2005.
REPÈRES
On attribue en général la paternité du principe de précaution au philosophe allemand Hans Jonas et à son ouvrage Principe Responsabilité (1979), inspiré par le sentiment de culpabilité suscité par les bombes atomiques tombées sur Hiroshima et Nagasaki. Celles-ci, causes de plus de 250 000 morts, avaient cependant mis un terme à la guerre. Pour Jonas, la science a été responsable des armes de destruction massive, des explosifs aux gaz asphyxiants et à l’atome. D’où l’idée de contrôler et maîtriser la recherche scientifique afin d’éviter des recherches potentiellement nuisibles. Il y a donc à l’origine du principe de précaution une méfiance envers la science ; il y a aussi des problèmes concrets, notamment la pollution des mers, particulièrement inquiétante quand elle concerne des mers de petites dimensions, telles la mer Baltique et la mer du Nord.
La santé aussi
Initialement, l’idée était répandue que le principe de précaution, destiné à protéger l’environnement, ne s’appliquait pas à la médecine, fondée sur l’analyse des risques et des bénéfices. Mais, très vite, on constata que la médecine serait concernée. Ainsi, une personne ayant présenté les symptômes d’une sclérose en plaques débutante, une quinzaine de jours après une vaccination contre l’hépatite B, porta plainte, et le tribunal jugea en 1998 que cette maladie pouvait avoir été provoquée par la vaccination.
Un choix politique
Le président Chirac, qui espérait que le principe de précaution réduirait la pollution et rassurerait les Français, avait le choix entre deux modèles : l’un, celui du rapport Kourilsky-Viney, était fondé sur l’analyse des risques et des bénéfices des agents incriminés ; l’autre, radical, ne prenait en compte que les risques et visait à bannir les produits susceptibles d’en induire. C’est celui qui fut choisi, même si, adopté au XIXe siècle, il aurait empêché les progrès médicaux de ce siècle et du XXe, qui tous impliquaient des risques : les vaccinations, l’anesthésie, les nouveaux médicaments, la radiologie, etc.
Cet arrêt a été cassé par la Cour de cassation en 2003, mais entre-temps il avait déclenché une tempête médiatique devant laquelle le gouvernement s’était incliné : en 1998, la vaccination contre l’hépatite B dans les écoles fut définitivement interrompue. Cette décision est le fruit du principe de précaution, puisque le nombre de maladies causées par la vaccination aurait été dans tous les cas inférieur au nombre de complications mortelles de l’hépatite B évitées. Cette décision a discrédité la vaccination chez les Français. Alors que, dans les autres pays de l’Union européenne, 85% des adolescents sont vaccinés, ce pourcentage n’est que de 25 % en France, ce qui crée un excès de mortalité d’environ 500 cas par an. De plus, bien qu’on ait montré très vite que la vaccination n’était pas responsable de la sclérose en plaques, le ministère de la Santé n’a rien fait pour rassurer et inciter les familles à faire vacciner leurs enfants.
Le principe de précaution a été inscrit dans la Constitution en 2005
Certains pensent que le principe de précaution aurait empêché l’affaire du sang contaminé au début de l’épidémie de sida. En fait, l’efficacité n’a été possible que lorsque les découvertes scientifiques ont mis en évidence le rôle des virus et les mécanismes de transmission de la maladie. Le principe de précaution aurait pu accélérer les procédures bureaucratiques, mais le gain aurait été faible.
La recherche pharmaceutique et celle des nouvelles techniques médicales sont aujourd’hui conditionnées davantage par la recherche de l’innocuité que par celle de l’efficacité. Les bilans qui viennent d’être effectués ont montré que le principe de précaution radical a accentué les peurs et les attitudes irrationnelles.
Quand la notion de preuve se renverse
Décisions irrationnelles
Dans l’affaire dite de la vache folle, on a interdit les farines animales au lieu de changer leur mode de fabrication, ce qui aurait été aussi efficace et moins coûteux. Pour rassurer le public, le gouvernement a décidé d’abattre toutes les bêtes d’un troupeau, même de 1000 à 1500 bêtes, quand une seule était atteinte, mesure coûteuse que la France a été le seul pays au monde à adopter et qui a inquiété au lieu de rassurer. L’erreur bénigne d’un magasin Carrefour mettant en vente la viande d’un bœuf sain mais ayant appartenu à un troupeau condamné (ce qui aurait été légal dans tous les autres pays) a déclenché une mévente quasi totale de la viande pendant plusieurs semaines.
On espérait un progrès sanitaire grâce à l’amélioration de l’environnement et à l’exclusion des agents dangereux, mais il n’a pas été décelé. Les jugements des tribunaux, par exemple sur les OGM ou les antennes relais pour téléphones portables, ne tiennent aucun compte des données scientifiques et ont inversé la notion de preuve. Autrefois, les plaignants devaient apporter des arguments en faveur de la nocivité du produit incriminé, aujourd’hui on demande à ceux qui fabriquent le produit incriminé de prouver l’absence de risque dans toutes les éventualités, ce qui est généralement impossible : on accroît donc l’inquiétude et on handicape l’innovation. Le texte du principe de précaution insiste sur le caractère provisoire des décisions prises en son nom afin de tenir compte de l’accroissement des connaissances. En fait, l’expérience (hépatite B et ESB) montre que les réglementations n’ont pas évolué en fonction du progrès des connaissances.
Psychose du risque
Le principe de précaution a accru les réticences envers la science
Mais le plus grave est que le principe de précaution a accru les réticences envers la science et les progrès techniques. Il a favorisé les croyances irrationnelles (par exemple, au sujet des régimes alimentaires) et la renaissance de mythes rousseauistes : la nature est bonne, ce sont la civilisation et la société qui sont mauvaises. Le principe de précaution a engendré une véritable psychose du risque. Or, comme l’a montré U. Beck, l’invocation permanente des risques déstabilise une société. Dans la lutte contre l’épidémie de grippe, le catastrophisme a entraîné des commandes massives de vaccin avant que l’on puisse tenir compte de l’absence d’épidémie en Amérique du Sud pendant l’hiver austral, puis ultérieurement la crainte de la vaccination à cause de ses risques putatifs a nui à la campagne de vaccination.
La science contre l’irrationnel
Nuage de cendres
La gestion de la crise provoquée par le nuage de cendres du volcan islandais Grimsvötn est plus inquiétante encore. La simple évocation des risques provoqués par ce nuage a fait interdire les vols, réflexe caractéristique du principe de précaution. Or, un risque s’étudie, se mesure, on cherche comment le réduire. Heureusement, les compagnies d’aviation ont effectué des vols expérimentaux sur lesquels on a bâti une stratégie, mais plusieurs États auraient dû le faire dès les premières heures. Fascinés par l’évocation d’un risque, ils n’ont rien fait.
Il faut se libérer de l’irrationalité et revenir à la conception initiale du principe de précaution, lutter contre les risques graves menaçant l’environnement sans attendre une certitude scientifique mais en utilisant la science à la fois pour estimer la plausibilité des risques et proposer des solutions. Il y a à l’origine du principe de précaution à la fois une attitude rationnelle (il est logique de vouloir intervenir précocement devant un risque plausible) et une possibilité de dérive irrationnelle si on lutte contre un risque peu plausible, en primant des mesures qui inquiètent sans apporter de bénéfices.
Dérives
Il serait, hélas, facile de multiplier les exemples de dérives dues à des décisions non fondées rationnellement et au fait qu’on se méfie de la science, comme l’ont fait les magistrats à propos des OGM en relaxant ceux qui avaient fauché le maïs transgénique « à cause de ses risques ». L’arrêt ignore délibérément les données scientifiques et les avantages indiscutables de cette variété de maïs, puisqu’elle a un meilleur rendement et permet de réduire l’usage des insecticides. Les arrêts des tribunaux à propos des antennes relais ou des expositions à des champs électromagnétiques sont encore plus inquiétants, car ils n’ont tenu aucun compte des nombreux rapports scientifiques montrant leur innocuité.
Responsabilité des magistrats
Les magistrats ont la responsabilité de mettre en œuvre le principe de précaution, ils l’ont fait dans plusieurs cas, en faisant plus confiance aux thèses écologiques sans fondement factuel qu’aux rapports scientifiques. Certes, dira-t- on, ces jugements ne deviennent définitifs qu’après arrêt de la Cour de cassation : mais l’expérience montre que cela peut prendre de longues années pendant lesquelles l’arrêt reste valable.
Des mesures proportionnelles
Erreurs coûteuses
On peut, hélas, citer de nombreux exemples d’attitudes irrationnelles, tel l’arrêt de la vaccination contre l’hépatite B à cause du risque de sclérose en plaques qui n’était pas plausible. Ce qu’une enquête aurait pu rapidement montrer. Dans la maladie de la vache folle, le sacrifice de toutes les bêtes d’un troupeau, quand une seule d’entre elles avait eu une encéphalopathie spongiforme n’avait aucune justification scientifique, cette décision était très coûteuse financièrement et sentimentalement ; nous sommes le seul pays à l’avoir prise. Même en Grande-Bretagne, où l’épidémie était beaucoup plus sévère, cette idée n’a pas été envisagée.
Un autre problème majeur est que les dispositions fondamentales du texte constitutionnel ne sont pas mises en œuvre. Ce texte prévoit que les mesures doivent être proportionnelles, donc tenant compte de la grandeur et de la plausibilité du risque. Cela exige une analyse scientifique qui n’est jamais faite et ne pourrait l’être que par une instance scientifique qui n’existe pas. De plus, la mesure devrait être provisoire, il faudrait donc qu’une instance scientifique suive l’évolution des connaissances. Cela n’a jamais été fait. Ainsi, bien que l’arrêt de la vaccination contre l’hépatite B ait été motivé par le risque de sclérose en plaques, quand ce risque s’est révélé inexistant, la vaccination dans les écoles n’a pas repris. Il serait indispensable pour respecter l’esprit du texte constitutionnel qu’un comité scientifique analyse la plausibilité du risque et sa grandeur, puis suive l’évolution des connaissances. Les conclusions des études de ce comité devraient être portées à la connaissance des magistrats qui seraient libres d’en tenir compte ou non, mais dans ce dernier cas ils devraient expliciter pourquoi.
Confusion
Les dispositions du texte constitutionnel ne sont pas mises en œuvre
La situation actuelle qui conduit des tribunaux, face au même problème, par exemple les antennes relais, à prendre des positions opposées, entretient la confusion. Ce comité ne devrait être composé que de scientifiques dont la compétence serait attestée par des publications dans des revues scientifiques avec comité de lecture et devrait bien distinguer les risques avérés et les risques ressentis. Ces derniers pourraient être analysés, mais par un autre comité car ce ne sont pas les mêmes experts qui sont compétents dans les deux cas. La confusion actuelle et l’incohérence des arrêts des tribunaux sont graves. La Constitution donne aux magistrats des responsabilités énormes sans indiquer comment ils peuvent faire face ; il en résulte incohérence et confusion. Il est urgent d’y remédier et de créer une instance scientifique capable de donner au principe de précaution les bases scientifiques dont il bénéficie dans la plupart des pays.
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Une seule chose. Croire que faire un gouvernement par les savants ou les « sachants » résoudra le problème est une pure vue de l’esprit. Tout expert va être contredit et par un autre expert « prix Nobel » qui aura une autre analyse. Il faut organiser la confrontation des points de vue et donc la « démocratie » plutôt que le recours aux savants. Pas d’instance scientifique supplémentaire.