RICHARD STRAUSS : ELEKTRA
Elektra est un virage majeur de la carrière de Strauss. Compositeur postromantique rendu célèbre par ses brillants poèmes symphoniques (Don Juan, Till l’Espiègle , Don Quichotte, Zarathoustra), il s’était distingué jusqu’alors à l’opéra uniquement grâce à Salomé.
En mettant en musique en 1908, sans en changer une ligne, la pièce Elektra d’Hugo von Hofmannsthal de 1903, Strauss allait à la fois initier une coopération très fructueuse avec Hofmannsthal, poser une pierre de base de la carrière d’auteur d’opéra la plus riche du XXe siècle, et lancer les bases de l’opéra expressionniste allemand dont s’inspireraient ses contemporains et successeurs (Berg, Schoenberg, Korngold, Hindemith, Pfitzner).
Les excès d’Elektra, en termes d’agressivité et de violence de la musique, après ceux de Salomé cinq ans auparavant, ne pouvaient conduire qu’à un assagissement dans ses opéras ultérieurs, Le Chevalier à la rose (1910) et Ariane à Naxos (1912). Les qualités d’Elektra, œuvre phénoménale, difficile d’accès, ne sont pas toujours bien rendues par le disque, car le théâtre en est une part prépondérante.
Théâtre est justement le mot qui saute à l’esprit lorsque l’on voit ce spectacle du festival de Salzbourg en 2010, rendu dans des conditions techniques exceptionnelles sur ce Blu-Ray Arthaus. La pièce de Hofmannsthal, alors au sommet de sa carrière de dramaturge, s’inspire très fortement de Sophocle. Sophocle reprend ce moment de l’histoire des Atrides, après Eschyle puis Euripide, en le concentrant sur l’isolement d’Électre et son opposition à son environnement (y compris sa sœur, personnage renforcé pour l’occasion, absente chez Eschyle). On connaît l’histoire de ce passage de la malédiction des Atrides : Électre attend le retour de son frère Oreste pour venger leur père Agamemnon, assassiné par leur mère Clytemnestre et son amant. Oreste revient de son exil et venge leur père, satisfaisant Électre qui meurt dans une joie hystérique.
On comprend que la pièce, comme l’opéra, demande aux acteurs une capacité d’interprétation hors du commun, car, au-delà des mots et des notes, c’est par la présence physique, par le jeu d’acteur, que les sentiments intérieurs des personnages (Électre naturellement, mais aussi Clytemnestre ou Oreste) se font ressentir. Notamment pour le personnage d’Elektra, qui reste en scène les deux heures de l’opéra. C’est pourquoi la conjonction des décors et costumes dépouillés, de la mise en scène expressive, du jeu des artistes constamment sursollicité et d’une image superlative tels qu’ils sont réunis sur ce Blu-Ray est déjà un événement : même sans tenir compte de la musique, on pourrait considérer que l’on assiste à une pièce de Sophocle, modernisée pour gagner en efficacité, dans des conditions idéales, avec un impact constamment soutenu si bien qu’on ne peut relâcher son attention.
Mais il y a aussi la musique, et là on est également comblé, avec une distribution de rêve. Sous la direction de Daniele Gatti, spécialiste de ce répertoire et de cette époque (écoutez ses Mahler) sont réunis le Philharmonique de Vienne, Iréne Theorin en Elektra, la magnifique Waltraud Meier dans le rôle de Clytemnestre et l’Oreste de la grande basse René Pape. Musicalement, on a là une des meilleures versions qu’on ait entendues. Avec l’image et l’impact de ce théâtre qui ajoute encore de la force à ce que l’on ressent, absente au disque, le Blu-Ray devient indispensable.
Les connaisseurs apprécieront dans cette production quelques-uns des moments forts de l’opéra, notamment l’affrontement – il n’y a pas d’autres mots – entre Elektra et sa mère, jouée par la superbe, à tout point de vue, Waltraud Meier, à la partition presque atonale, et les retrouvailles d’Elektra et d’Oreste, qui était arrivé incognito (« les chiens dans la cour me reconnaissent, mais pas ma propre sœur »), retrouvailles accompagnées d’un long passage à l’orchestre qui résume tout ce que peuvent ressentir les deux enfants d’Agamemnon. Citons aussi une très bonne idée de la mise en scène, l’arrivée sur scène aux derniers instants de l’opéra des Euménides, ces Bienveillantes qui pourchassent Oreste dans l’épisode suivant de l’histoire des Atrides.
Un spectacle pour happy few, naturellement, mais quel spectacle : on en sort exsangue, épuisé mais émerveillé.