Souvenirs du temps passé : le premier Point GAMMA en 1862, puis ceux de 1878, 1879
Notice sur la Fête
Par Émile Lemoine (1860), premier organisateur du Point Gamma
Extraits d’une Notice rédigée en 1901.
Le choix des passages et les intertitres sont de l’actuelle Rédaction.
À mes chers camarades, à leurs dames, à leurs demoiselles, etc.
Le soleil passe ordinairement au point vernal sur l’équateur, c’est-à-dire au point γ, à l’équinoxe de printemps. Cette année, c’est le 21 mars à 7 h 32min 11s, temps moyen civil de Paris ; mais les polytechniciens sont assez forts, par définition, en astronomie, pour modifier cette date avec effet rétroactif, s’il en est besoin, voilà pourquoi nous pouvons célébrer la fête du Point γ le 24 avril.
En 1861, j’étais jeune et beau, la jeunesse n’est plus, j’aime à croire en revanche que personne ne me démentira quand je dis que la beauté est restée, tout en changeant légèrement de caractère, donc j’étais jeune et beau, et de plus j’avais pour professeur de géodésie, ainsi qu’à peu près tous mes cocons d’ailleurs, le capitaine Laussedat (depuis colonel et ancien directeur du Conservatoire, sinon de Musique, au moins des Arts et Métiers), savant bien connu et que j’ai l’honneur de compter parmi mes meilleurs amis. Il avait trente-cinq ans environ, ce qui ne nous empêchait pas de l’appeler le Père Laussedat.
De l’ennui à la fête
Ne digressons pas trop. La géodésie est une noble science, captivante quand on la cultive, utile entre toutes, seulement l’apprendre au tableau en trente leçons, se mettre dans la tête des formules, les repères, les précautions de la pratique, etc., oh ! Jamais pour autre chose l’ennui ne se concentre à un tel degré.
Le point γ avait un beau rôle dans toute une partie du cours où cette lettre fatidique apparaissait à chaque instant, et je ne sais quelle idée me vint (par antinomie sans doute, puisqu’il nous avait tant ennuyés) de célébrer le passage de Phoebus Apollon au point γ par une fête renouvelée des peuples adorateurs du soleil.
S’amuser le plus possible
Je précisai mon idée, elle mûrit rapidement dans l’austérité silencieuse de mes méditations, j’esquissai un plan, je fis passer un topo, d’abord dans notre promotion où la proposition eut le succès qu’elle méritait ; puis nous honorâmes nos conscrards, ces conspuables glands jaunes, en leur communiquant le projet ; ils n’avaient qu’à s’incliner respectueusement, mais ils le firent avec enthousiasme.
Le plan était simple : s’amuser le plus possible dans le cadre d’une fête avec ouverture musicale, chansons, grand défilé costumé, bannières illustrées et danses.
Le père et la mouche
C’était donc décidé, mais de la coupe aux lèvres quelle distance ! Obtenir l’autorisation pour une chose sans précédent et aussi peu réglementaire, ou au moins avoir l’assurance de l’obturation oculaire de l’autorité de l’École pour les préparatifs et pour l’exécution ; trouver les éléments d’un orchestre dans les deux promotions, avoir une musique originale pour l’ouverture, répéter, fournir aux camarades les moyens de se costumer en les leur présentant de manière qu’ils n’aient plus qu’à les mettre en oeuvre, préciser tous les détails, etc.
C’était ma besogne obligatoire, car dans toute chose qui se crée, il faut une mouche du coche qui bourdonne sans relâche et surtout agisse. Père du Point γ, j’en fus aussi la mouche.
Un costume pour chacun
Pendant cinq semaines, à toutes les sorties du mercredi et du dimanche, je me fis courtier ; je prenais les commandes des cocons et des conscrits : masques, papiers dorés, chinés, gaufrés, coloriés, oripeaux, étoffes, objets biscornus, selon la fantaisie de chacun. Je les cherchais dans Paris aux endroits idoines et je les rapportais à l’École où je les livrais aux clients le lendemain dans leurs salles respectives. Avec cela et divers objets empruntés au matériel de l’École, grands rideaux rayés de bleu qui entouraient les lits, rideaux gris des fenêtres, abat-jour des lampes, etc., chacun de nous se composa un costume.
Cornu se chargea de composer l’ouverture, un pot-pourri des airs de l’École.
Cueille le jour présent
J’aurais été heureux aussi de reprendre mon bâton de chef d’orchestre et de conduire devant vous, à trente-neuf ans de distance, l’ouverture du Point γ. Mais il y a pour moi, dans ce rôle, des impossibilités de santé devant lesquelles je m’incline avec philosophie (ne pouvant faire autrement) ; je cède la place au jeune Protée, réincarné sous les apparences de notre ami Gariel, j’admirerai sa maestria et vous vous direz : voilà comment était jadis le comparable Lemoine. Je ne suis pas du tout de l’avis de Boileau quand il prétend que le moi est haïssable ; je m’aime beaucoup et je juge le mien tout à fait charmant. J’espère d’ailleurs trouver près de vous de l’indulgence, parce que je suis persuadé que ceux qui me connaissent pensent de moi beaucoup de bien que je n’en puis dire, tant à cause de ma modestie que pour ne pas humilier les camarades.
Sur ce, je vous confie comme conclusion ma maxime favorite : … dum loquimur fugerit invida Aetas, carpe diem, quam minimum credula postero1.
1. « Pendant que nous parlons, le temps jaloux s’enfuit. Cueille le jour présent sans trop croire à l’avenir » (Horace, Odes).
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Éclipse de soleil
Extraits d’un article du début du XXe siècle.
Le choix des passages et les intertitres sont de l’actuelle Rédaction.
Lancé en 1862, le Point Gamma fut interrompu en 1870. Il fit sa réapparition en 1877, pour être de nouveau suspendu en 1880, au motif du temps excessif que les élèves y consacraient. Nous décrivons ici les deux dernières éditions de 1878 et 1879. La tradition fut reprise en 1919.
En 1878, Dou représentait le soleil, Humbert était chef d’orchestre, la paysanne court-vêtue était Homolle. Ces trois camarades sont aujourd’hui ingénieurs des Ponts et Chaussées. Quant à la séduisante Italienne, elle est devenue le révérend père Marchal, de la Compagnie de Jésus.
Premières lampes électriques
Les salles de billard, transformées pour la circonstance en galerie des glaces, sont éclairées par la lumière électrique.
Signalons, parmi les principaux travestissements, le vrai kiosque à journaux de la salle 16, un majestueux grand prêtre, un sous-préfet, un artilleur de la garde, un juge, un postillon, un officier de marine, un zouave, un pompier, un jockey et la foule des pierrots, débardeurs, gentilles soubrettes, élégants toréadors, etc.
Ajoutons que les musiciens de l’orchestre étaient couverts, plutôt que vêtus, de défroques bigarrées. Leur chef seul portait correctement l’habit noir.
C’est ainsi qu’on va se tenir en joie jusqu’à l’heure du souper, auquel l’indulgence paternelle du général permet d’ajouter quelques douceurs, douceurs militaires bien entendu.
Deux ou trois cents costumes
En 1879, le soleil était Belot, ingénieur des tabacs ; le chef d’orchestre Vallet, capitaine d’artillerie. Citons, parmi les nouveaux costumes, un véritable cardinal sur sa mule, un obélisque couvert de hiéroglyphes, un poireau monstre accompagné d’une carotte géante, de vrais pauvres en haillons, une immense cocotte en papier, des astrologues, des magiciens, etc.
Deux ou trois cents costumes tourbillonnent dans la cour. Les maisons voisines, avec leurs façades roussies et lézardées qui surplombent, semblent grimper les unes sur les autres pour mieux voir. Mais le soleil est deux fois de la fête. À l’heure où il ira se coucher, son substitut terrestre aura encore quelques heures de royauté éphémère. Le bal se prolonge jusque bien avant dans la soirée, dans une tente construite ad hoc et décorée de pochades fantaisies.
Trop, c’est trop
Maintenant, faut-il le dire ? Les premiers essais de Point Gamma nous paraissaient plus gais. C’était l’enfance de l’art, mais l’enfance avec ses jolies naïvetés et son rire sonore. Le bal du 15 mars 1879 rappelle ses aînés, comme l’arlequin moderne, brodé et passementé rappelle le héros de la comédie italienne dans ses loques bigarrées. Trop de soie, trop de perruques blondes, trop de lumière. À force de vouloir se surpasser, on en était arrivé à des excès. L’autorité s’émut et la fête du Point Gamma fut interdite.