Artistes inspirés ou artisans appliqués
Il est tentant de distinguer celui qu’une force irrépressible pousse à créer sans souci de trouver un public, comme Rimbaud, Van Gogh ou Monk, de celui dont le but premier est de parvenir à vendre le produit de son travail, comme Monet, Balzac ou Ellington. Mais y a‑t-il une réelle opposition entre les œuvres « spontanées » et les œuvres dites alimentaires ? À l’écoute, peut-on faire la différence entre un interprète habité par ce qu’il joue et un autre dont le jeu est dicté par le souci de séduire le public ? Une œuvre de commande est-elle moins sincère qu’une pièce composée pour soi-même ?
Bach
Pour Bach, cette distinction est vaine, comme le montre un enregistrement récent de l’ensemble Le Banquet céleste dirigé par le contre-ténor Damien Guillon : deux très belles cantates avec voix d’alto solo, Geist und Seele wird verwirret et Vergnügte ruh, beliebte Seelenlust, compositions hebdomadaires auxquelles Bach était tenu par son contrat de maître de chapelle de Leipzig ; la monumentale Fantaisie et fugue pour orgue en sol mineur, écrite sans doute en mémoire de sa femme Maria Barbara, et la transcription pour orgue de la Sonate en trio n° 3, avec Maude Gratton à l’orgue de l’église réformée du Bouclier à Strasbourg1. Aucune différence de niveau, est-il besoin de le dire, entre ces quatre œuvres – mais peut-on parler de niveau pour Bach ?
Les Variations Goldberg sont l’exemple même de l’œuvre de commande – pour meubler, dit-on, les insomnies du comte de Kaiserling – qui est en même temps un chef‑d’œuvre intemporel. Le claveciniste français Frédérick Haas les a enregistrées sur un clavecin Hemsch de 1751 pour l’ambitieuse collection La Dolce Volta2, qui veut faire du CD un objet de luxe, démarche courageuse pour renouveler et sauver l’édition phonographique menacée par les téléchargements et le piratage. Comparée aux versions de référence jouées au piano par Glenn Gould et Murray Perahia, cette interprétation sur un clavecin d’époque se situe sur un autre registre, si l’on peut dire, moins abstraite, plus fragile, plus humaine.
Exceptions
John Cage aurait eu cent ans cette année. Schœnberg, dont il fut l’élève, ne le considérait pas comme un compositeur, mais comme un « inventeur de génie ». Cédric Pescia vient d’enregistrer l’intégrale des Sonates et Interludes pour piano préparé3, pièces qui méritent la découverte pour ceux qui ne sont pas familiers de la musique de cet artisan minutieux et profondément original, qui occupe une place à part dans la musique du XXe siècle. Il s’agit de pièces très courtes (de deux à quatre minutes en général), qui mettent à profit les timbres multiples que l’on peut extraire des cordes du piano en le préparant. Le résultat est une musique au pouvoir apaisant et presque hypnotique, semblable, d’une certaine manière, aux musiques traditionnelles tibétaines ou balinaises. Avec l’album Va et reviens, notre camarade pianiste François de Larrard (78) a enregistré le troisième et dernier opus de son quintette de jazz contemporain Rose Vocat4. Les aficionados du jazz, les familiers des concerts Jazz X connaissent bien le jeu aérien et rigoureux de notre camarade (qui touche également du clavecin et joue aussi bien Couperin). Ce dernier disque, qui rassemble des compositions de François de Larrard et de son trompettiste Evans Gouno, a les mêmes caractéristiques que les précédents : arrangements rigoureux, rythmes complexes, structures modales, un jazz sans concession, presque austère, plus proche de Bartók que des Jazz Messengers, et qui surtout est parfaitement original, même s’il avoue quelques emprunts à Monk.
Enfin un interprète qui ne se prend pas au sérieux et qui nous donne une petite merveille de musique pure, sans ambition autre que de réjouir l’âme : sous le titre Banalités, le ténor Thomas Blondelle, accompagné au piano par Daniel Blumenthal, a enregistré trente et une chansons de Poulenc, Satie, Ravel, Rossini, Brahms, Mahler et bien d’autres, en passant par Richard Strauss, Copland, Berio5, sans oublier l’inoubliable Cathy Berberian et son Stripsody, hilarante plaisanterie musicale. Des pièces exquises et jubilatoires, sur des textes qui se veulent banals : Hôtel, Sur l’herbe, Lob des hohen Verstandes, Schlechtes Wetter, The Lady who Loved a Pig, Red Roses and Red Noses, Amor marinato, etc.
Au fond, si l’on excepte quelques rares moments d’exaltation ou de gravité, que nous soyons artistes ou artisans, nos vies elles-mêmes ne sont-elles pas tissées de ces banalités que nous pouvons, pour peu que nous ayons la grâce, sublimer en autant de petits bonheurs ?