Cinéma – Tango
Gidon Kremer, Yo-Yo Ma
Gidon Kremer, Yo-Yo Ma
Le pouvoir quasi psychanalytique de réminiscence de la musique est une évidence pour la musique de film. Écoutez le thème écrit par Chaplin pour Les Temps Modernes, et vous vous retrouvez un soir d’été, dans le vieux cinéma d’un village de montagne, embrassant dans le noir un amour de vacances, en vérifiant d’un œil que sa mère, assise non loin, regarde bien le film. Du coup, on peut non seulement dissocier la musique du film, mais même se passer de la bande originale et broder sur le thème : c’est lui qui est l’élément déclencheur. C’est ce qu’a tenté Gidon Kremer, avec le pianiste Oleg Maisenberg, et des musiques de Chaplin, Nino Rota, Piazzola, Takemitsu, Kancheli, et quelques autres1. Le résultat est magique, même si Kremer triche un peu et si certaines des pièces sont de fausses musiques de film (comme le merveilleux Nostalghia, écrit par Takemitsu en hommage à Tarkovski).
Yo-Yo Ma, lui, a tâté du tango, comme nombre d’interprètes classiques contemporains, et joue la musique de Piazzola avec quelques très bons musiciens, en particulier Nestor Marconi au bandonéon2. Une petite merveille, une musique inspirée – alors que le violoncelle est tout à fait inhabituel dans le tango – qui vous prend aux tripes et ne vous lâche plus, et qui rappelle le Cuartetto Cedron – en mieux.
Bartok, Miaskovski, Prokofiev
Les Quatuors de Bartok par le Quatuor Juilliard : un ensemble mythique pour des œuvres phare du XXe siècle. L’ensemble Juilliard, qui a une clarté d’épure, est l’interprète rêvé pour ces pièces austères, fortes et dures, presque abstraites3, et pourtant profondément émouvantes.
Autre œuvre dure et même grinçante par moments, moins connue, la Symphonie Concertante de Prokofiev, que joue Truls Mörk avec le City of Birmingham Orchestra dirigé par Paavo Järvi4. Sur le même disque, le Concerto pour violoncelle de Miaskovski mérite la découverte : une musique ample, tonale, sombre, dans la tradition russe classique, ni grinçante ni bouffonne, qui aurait merveilleusement convenu à un film de Tarkovski. En prime, un deuxième CD avec une version ultérieure du mouvement final de la Symphonie Concertante de Prokofiev, plus sage, plus agréable.
Mozart, Strauss (Richard)
Une idée quasi géniale : avoir fait jouer trois des Concertos pour violon de Mozart (les 2, 3, 5) par Vadim Repin avec le Wiener Kammerorchester dirigé par Menuhin5. Vadim Repin est l’interprète distancié par excellence, au jeu clair, à la virtuosité diabolique, mais sans romantisme, ce qui est très rare chez les violonistes. Il joue Mozart comme on devrait toujours le jouer, avec détachement, sans trop vibrer, presque lointain.
Une curiosité : trois œuvres pour chœur et orchestre, Taillefer, Wanderers Sturmlied, Die Tageszeiten, par la Philharmonie de Dresde et le chœur Ernst-Senff, dirigés par Michel Plasson6. Les deux premières œuvres, post-brahmsiennes et grandioses, n’intéresseront que les fanatiques de Richard Strauss. Les Tageszeiten sont d’une autre eau, et laissent entrevoir par instants les futurs Vier Letzte Lieder.
Français
Face aux excès tout germaniques des constructions de Strauss, les œuvres a cappella7 de Kœchlin – 15 Motets de style archaïque, Kyrie, Agnus Dei, etc. – apparaissent comme des œuvres toutes d’équilibre et de sérénité, et que les plus réticents à Kœchlin et à sa complexité austère découvriront avec joie dans l’enregistrement de l’Ensemble Vocal Français8. Les 15 Motets sont la dernière œuvre de Kœchlin, remarquablement construite, et qui s’achève sur une pièce lumineuse et éclatante, digne de la chapelle du Corbusier.
À des années-lumière de Kœchlin, Marie-Joseph Canteloube a puisé dans le folklore des régions françaises et a transcrit des chants traditionnels en les agrémentant d’un accompagnement orchestral dont la structure harmonique pourrait faire sourire tant elle est sagement tonale, et à la limite de la musique d’opérette. Et pourtant, les Chants d’Auvergne, délicieux au sens propre, et, beaucoup moins connus et plus intéressants encore, les Chants des Pays Basques sont un vrai plaisir, tels que les chante Maria Bayo accompagnée par… l’Orquesta Sinfonica de Tenerife9. Un des disques les plus agréables de ces derniers mois.
Avec Milhaud, l’on joue dans une autre cour, comme on dit, et Le Bœuf sur le Toit et La Création du Monde en témoignent, enregistrés par l’Orchestre de l’Opéra de Lyon dirigé par Kent Nagano10. Le Bœuf sur le Toit, cocktail explosif de sambas, rumbas et autres maxixes, bourré de trouvailles harmoniques, est sans doute la plus enlevée, la plus séduisante11 des pièces de Milhaud, ce “ Français judéoprovençal ” comme il s’intitulait lui-même. La Création du Monde, inspirée du jazz… et de Gershwin, est plus classique, avec quelques belles mélodies.
Et pour terminer, un disque qui n’est pas de musique, ou plutôt de la seule musique des mots : l’enregistrement de 1954 du Dom Juan de Molière par le TNP, avec une distribution qui fait rêver : Jean Vilar, bien sûr, Daniel Sorano, Georges Wilson, Philippe Noiret, Christiane Minazzoli, Monique Chaumette, Jean-Pierre Darras, et bien d’autres12. Au moment où l’on commémore les événements de mai-juin 1968, dont les contrecoups en Avignon, en juillet-août, menés par quelques anars-caviar irresponsables en rupture de Quartier latin, devaient conduire Vilar à abandonner le Festival (et, miné par la maladie, à disparaître trois ans plus tard), il n’est pas inutile, en écoutant l’absolue perfection de ce texte et de ces voix, de se souvenir qu’il y eut un jour, en France, un grand théâtre national et populaire.
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1. 1 CD TELDEC 630−17222−2.
2. 1 CD SONY SK 63 122.
3. 2 CD SONY SB2K 63234.
4. 1 CD Virgin 5 45282 2.
5. 1 CD Erato 3984 21660 2.
6. 1 CD EMI 5 56572 2.
7. A cappella ne signifiant d’ailleurs pas l’absence d’instruments, mais leur traitement à l’égal des voix.
8. 1 CD SKARBO SK 2972.
9. 1 CD AUVIDIS V 4811.
10. 1 CD ERATO 39842 23322.
11. Les camarades de la 56 se souviennent peut-être que ce fut la musique de leur revue Barbe.
12. 1 CD Auvidis H 7971.