Gargamelle et les courants neutres
Disons tout de suite que Gargamelle, qui porte le nom de la mère de Gargantua, était une chambre à bulles à liquide lourd construite par le CEA à la fin des années 70 avant d’être livrée au CERN, où elle a fonctionné pendant une dizaine d’années dans un faisceau de neutrinos.
Notre camarade André Rousset était bien placé pour nous conter l’histoire de la construction de Gargamelle et de sa contribution essentielle à la physique des particules, puisque, de 1969 à 1974, il a été le directeur du programme Gargamelle au CERN. Son livre, d’une lecture passionnante, a le mérite de rétablir la vérité sur une histoire qui a souvent été déformée, notamment aux États-Unis, à la suite de querelles dont le monde scientifique n’est pas exempt.
Dans sa préface, Georges Charpak affirme d’emblée que la démonstration de l’existence des courants neutres faibles a été le test crucial de l’unification des interactions faible et électromagnétique.
Il nous rappelle les rôles clés de trois physiciens aujourd’hui décédés : Bernard Grégory (38), André Lagarrigue (44) et Paul Musset, formé à l’Institut polytechnique de Grenoble. Le premier a été directeur scientifique, puis directeur général du CERN, après avoir dirigé un programme de physique utilisant la chambre à bulles à hydrogène du CEA à Saclay. André Lagarrigue a pris en 1956 la tête d’un groupe créé au sein du laboratoire de Louis Leprince- Ringuet (20 N) à l’X. Il a été le promoteur européen de la chambre à bulles à liquide lourd et a su convaincre le CEA et le CERN de l’intérêt de Gargamelle pour la recherche européenne. Paul Musset a procédé aux essais de la chambre jusqu’à sa livraison au CERN et a pris une part active à l’analyse des clichés. Il a présenté les résultats au CERN le 19 juillet 1973.
Pour la première fois, les Européens ont devancé les Américains dans une découverte majeure confirmée ultérieurement par la découverte des bosons intermédiaires dans le collisionneur protons-antiprotons du CERN. Mais le prestige de la recherche américaine était tel que, dans un climat de doutes et de polémiques, tant en France qu’aux États-Unis, il a fallu attendre un an avant que les chercheurs d’outre- Atlantique ne donnent leur bénédiction aux résultats annoncés par la collaboration Gargamelle.
Les différents chapitres donnent des détails sur la construction et l’utilisation de Gargamelle. Le chapitre 1 explique pourquoi les chambres à bulles à liquides ont pris le pas, dans les années 50, sur les chambres de Wilson, qui n’étaient pas assez rapides pour suivre le rythme des expériences. Il discute les avantages et les inconvénients respectifs des liquides lourds et de l’hydrogène liquide. La chambre BP3, remplie de 300 litres d’un mélange de propane et de fréon, a fonctionné au CERN à la fin des années 50 et a joué un rôle important dans la décision du CEA et du CERN d’entreprendre la construction de Gargamelle. Elle a été suivie par la chambre de la Division NPA du CERN, contenant 1 000 litres de liquide lourd.
Le chapitre 2 raconte comment Gargamelle a été construite à la suite d’une “ décision furtive ” du CEA et du CERN, sans l’accord du Conseil du CERN. Elle a été construite par le Département Saturne du CEA avant d’être livrée au CERN le 27 juillet 1970. Différents problèmes ont été rencontrés concernant notamment les vannes, l’éclairage et surtout le corps de chambre, dans lequel les soudures des éléments intérieurs n’avaient pas la qualité requise. Ce fut l’origine de la fissuration qui mit fin à la vie de Gargamelle dix ans plus tard. La première réaction de neutrinos eut lieu le 28 janvier 1971. La “ collaboration Gargamelle ” a rassemblé 140 physiciens appartenant à 11 laboratoires plus le CERN. Ce fut une équipe soudée d’expérimentateurs et de techniciens, dans la réussite comme dans les épreuves.
L’interaction faible se manifeste notamment dans la désintégration du neutron, qui donne un proton, un électron et un neutrino, particule proposée par Pauli en 1927 pour rétablir l’équilibre des masses (chapitre 3). Avant la découverte des courants faibles neutres, on supposait que le médiateur de l’interaction faible était le boson W‑, de même que le photon était le médiateur de l’interaction électromagnétique.
Mais cette théorie présentait l’inconvénient de faire apparaître des quantités infinies dans le bilan des diverses variantes de l’interaction (problème de la renormalisation). La théorie de l’invariance de jauge s’est alors développée, nécessitant l’introduction d’un boson médiateur neutre Z° et l’existence des courants faibles neutres.
Alors que, jusque-là, les théoriciens avaient donné la priorité aux courants faibles chargés avec un lepton chargé parmi les produits de la désintégration, ils ont, à partir de 1971, recherché activement les courants faibles neutres sans lepton chargé parmi les produits de la désintégration (chapitre 4). La collaboration Gargamelle s’est convaincue de leur existence au printemps 1973, après avoir établi que le bruit de fond créé par les neutrons était produit par les effets des neutrinos.
Les matériaux de Gargamelle n’étaient pas suffisants pour rendre compte de tous les événements à courants neutres observés. Ce résultat a été annoncé le 19 juillet 1973 par Paul Musset, dans le grand amphithéâtre du CERN, et publié dans Physical Letters du 3 septembre. Mais, comme il a été dit plus haut, il fallut encore attendre un an pour que l’existence des courants faibles neutres soit confirmée par les Américains, après une valse hésitation autour de déclarations contradictoires (chapitre 5). Les travaux sur les courants chargés ont pour leur part abouti aux États-Unis à la création du modèle des quarks.
La découverte des courants faibles neutres a permis l’édification du modèle électrofaible qui unit en un même modèle l’interaction électromagnétique et l’interaction faible (chapitre 7). Les bosons intermédiaires W et Z° ont été mis en évidence dix ans plus tard dans le collisionneur protons-antiprotons du CERN. Il est piquant d’observer que les courants faibles neutres étaient déjà présents sur les clichés obtenus en 1967 dans les chambres à bulles à liquide lourd existant à l’époque, mais qu’il a fallu attendre 1974 pour qu’ils soient détectés.
L’avance prise par les Européens en physique des particules se maintiendra avec la mise en service au CERN du grand collisionneur électrons-positrons LEP, qui comporte un anneau d’accélération ayant un diamètre de 8,5 km.
On peut remarquer pour terminer combien est essentielle, dans ce domaine comme dans tous les autres, une excellente collaboration entre les expérimentateurs et les théoriciens, ceux-ci orientant les efforts de ceux-là dans la direction suggérée par l’élaboration de leurs modèles, tant il est vrai que l’on ne peut trouver que ce que l’on cherche. Ce livre exemplaire nous en donne plusieurs exemples.