Fiscalité écologique

Dossier : Environnement et FiscalitéMagazine N°534 Avril 1998Par : Yves MARTIN (55), Conseil général des Mines

Fiscalité écologique : une expression ambiguë

On parle beau­coup de « fis­ca­li­té éco­lo­gique « , mais on en fait peu et cette expres­sion est ambi­guë car elle recouvre deux types de fis­ca­li­té très différents.

• Cer­tains pré­lè­ve­mems obli­ga­toires sont dits » éco­lo­giques » parce que la recette cor­res­pon­dante est affec­tée à un fonds d’in­ter­ven­tion pour la pro­tec­tion de l’en­vi­ron­ne­ment (ex. : taxes sur le SO2, les huiles usées ou les déchets mis en décharges qui ali­mentent des fonds d’in­ter­ven­tion gérés par l’A­gence de l’en­vi­ron­ne­ment et de la maî­trise de l’éner­gie, rede­vances des Agences de l’eau). Dans un tel cas, ce qui est utile à la pro­tec­tion de l’en­vi­ron­ne­ment, ce sont les sub­ven­tions appor­tées par ces fonds et non la taxe qui les ali­mente. Or ces sub­ven­tions pour­raient tout aus­si bien être accor­dées sur le bud­get géné­ral de l’É­tat et si, au nom de l’é­qui­té (prin­cipe pol­lueur payeur), la taxe est fon­dée sur une assiette qui a un cer­tain lien avec la genèse d’une pol­lu­tion, son taux est beau­coup trop faible pour qu’elle soit inci­ta­tive : ce taux est fixé en fonc­tion de la recette sou­hai­tée pour le fonds d’in­ter­ven­tion et pas du tout en fonc­tion des coûts externes liés à la pol­lu­tion en cause ; il est très infé­rieur à ces coûts. Par ailleurs, comme le taux de ces taxes est faible, on cherche à réduire le coût de leur per­cep­tion et on renonce sou­vent , pour ce motif, à choi­sir une assiette qui soir bien cor­ré­lée avec la pol­lu­tion que l’on veut com­battre ; on retient une assiette sché­ma­tique et sou­vent for­fai­taire pour être peu coû­teuse à déter­mi­ner, ce qui ren­force le carac­tère non inci­ta­tif de la taxe.

• La véri­table » fis­ca­li­té éco­lo­gique » est, à mes yeux », une fis­ca­li­té lourde, non affec­tée spé­ci­fi­que­ment à la pro­tec­tion de l’en­vi­ron­ne­ment mais des­ti­née à la cou­ver­ture géné­rale des dépenses publiques. Son taux est éle­vé si bien que cette fis­ca­li­té a un rôle impor­tant pour limi­ter les com­por­te­ments nui­sibles à l’en­vi­ron­ne­ment. La taxe la plus utile à la pro­tec­tion de l’en­vi­ron­ne­ment est en France la taxe inté­rieure sur les pro­duits pétro­liers qui a rap­por­té au bud­get de l’É­tat plus de 130 mil­liards de francs en 1996 au titre des carburants.

Bien que son niveau soit insuf­fi­sant pour impu­ter, au trans­port rou­tier de mar­chan­dises et à l’au­to­mo­bile en agglo­mé­ra­tion , la tota­li­té des coûts externes qu’ils induisent (1), cette taxe a su limi­ter un déve­lop­pe­ment exces­sif des trans­ports rou­tiers dépas­sant lar­ge­ment leur uti­li­té sociale réelle : en l’ab­sence d’une telle taxe, la consom­ma­tion de car­bu­rants rou­tiers, par habi­tant est, aux USA, 3,4 fois plus éle­vée qu’en France. On peut cepen­dant regret­ter que notre pays ait, depuis une demi-dou­zaine d’an­nées, réduit de 22 % (en francs constants) les pré­lè­ve­ments obli­ga­toires per­çus sur les usa­gers de la route, alors même qu’ils étaient insuffisants.

Dans ce qui suit, il sera sur­tout ques­tion du deuxième type de fis­ca­li­té éco­lo­gique qui peut contri­buer à cou­vrir les dépenses glo­bales des col­lec­ti­vi­tés publiques tout en sus­ci­tant chez tous nos conci­toyens des choix décen­tra­li­sés qui ménagent l’environnement.

Effets redistributifs et incitatifs de tout impôt

La nation fait des choix poli­tiques concer­nant la nature et le niveau des inter­ven­tions qu’elle juge utile de confier à l’É­tat et aux col­lec­ti­vi­tés locales. Il résulte de ces choix un niveau de dépense publique que les divers pré­lè­ve­ments obli­ga­toires rendent pos­sible : le but pre­mier de tout impôt (2) est de par­ti­ci­per à la cou­ver­ture des dépenses publiques. (Dans notre pays la part de la dépense publique dans le PlB a été sta­bi­li­sée depuis 1983 car il y a un consen­sus assez fort pour juger que ce niveau est suf­fi­sant et ne doit pas être dépassé.)

Au-delà de ce but pre­mier, tout impôt a for­cé­ment deux effets :

– un effet redis­tri­bu­tif entre les entre­prises et les ménages et, au sein des ménages, entre les fiches et les pauvres,
– un effet incitatif·

Si le pre­mier de ces effets est géné­ra­le­ment pris en consi­dé­ra­tion lorsque l’on choi­sit d’ins­tau­rer ou d’ac­croître tel impôt plu­tôt que tel autre, on se pré­oc­cupe rare­ment de l’ef­fet inci­ta­tif de cet impôt.

Celui-ci est pour­tant très impor­tant : aucun impôt n’est neutre, tous modi­fient dans un sens ou dans l’autre le com­por­te­ment des assu­jet­tis qui tendent à réduire l’as­siette imposable.

Dans le domaine qui nous inté­resse, un impôt peut être le moyen d’im­pu­ter aux agents éco­no­miques les exter­na­li­tés liées à leur com­por­te­ment (3)

Lorsque tel est le cas, l’im­pôt rem­plit son but pre­mier (rem­plir les caisses publiques) et sus­cite de sur­croît une opti­mi­sa­tion du com­por­te­ment des assu­jet­tis. Au coût près de la déter­mi­na­tion de l’as­siette de l’im­pôt, ce résul­tat » acces­soire » est acquis gra­tui­te­ment pour la puis­sance publique. On peut même mon­trer dans bien des exemples que l’ef­fet inci­ta­tif de l’im­pôt réduit le besoin de dépenses publiques et donc le volume glo­bal des impôts à per­ce­voir. (Tel est par exemple le cas de la taxe sur les car­bu­rants qui réduit la demande d’in­fra­struc­tures routières.)

Assiette et niveau de l’impôt

Puis­qu’il faut de toute façon des impôts pour finan­cer les dépenses publiques, autant recou­rir aux types d’im­pôts qui ont, de sur­croît, pour effet indi­rect de réduire ces dépenses, chaque fois que l’on peut trou­ver une assiette, peu coû­teuse à déter­mi­ner et pré­sen­tant une bonne cor­ré­la­tion avec des exter­na­li­tés carac­té­ri­sées en matière d’environnement.

Le coût de déter­mi­na­tion de l’as­siette est un cri­tère impor­tant, mais on ne doit pas oublier que le coût de per­cep­tion des impôts clas­siques, sans effet inci­ta­tif vou­lu, est loin d’être négli­geable, et que la déter­mi­na­tion du niveau d’une exter­na­li­té est sou­vent l’acte ini­tial néces­saire à l’en­ga­ge­ment de toute action de pro­tec­tion de l’en­vi­ron­ne­ment : ce n’est pas une dépense sté­rile. On a par­fois repro­ché aux Agences de l’eau le coût de per­cep­tion de leurs rede­vances, je pense au contraire que ce coût est insuf­fi­sant car une lutte effi­cace contre la pol­lu­tion passe d’a­bord par une connais­sance des rejets (et de leur modu­la­tion dans le temps) beau­coup plus fine que l’as­siette trop sou­vent for­fai­taire sur laquelle les agences appuient le cal­cul de leurs rede­vances. On ne devrait pas hési­ter par­fois à accroître la pré­ci­sion de notre connais­sance des atteintes à l’en­vi­ron­ne­ment, fût-ce au prix d’un accrois­se­ment du coût de ges­tion, pour que l’as­siette rete­nue soit mieux cor­ré­lée avec l’ex­ter­na­li­té que l’on sou­haite réduire.

Le niveau de l’im­pôt ne doit pas dépas­ser celui de l’ex­ter­na­li­té visée et il ne doit pas induire des com­por­te­ments qui, pour réduire cette exter­na­li­té, en engendrent de nou­velles qui seraient plus graves. Mais ce pro­blème n’est en rien spé­ci­fique d’une approche fis­cale, on le retrouve dans toute action régle­men­taire : jus­qu’à quel niveau por­ter la contrainte régle­men­taire et com­ment évi­ter les effets per­vers éven­tuels d’un règle­ment sur une autre nui­sance ou sur la sécu­ri­té. On doit d’ailleurs regret­ter que les règle­ments soient trop rare­ment fon­dés sur un cal­cul de coût de la pré­ven­tion com­pa­ré au coût de la nui­sance ; l’une des ver­tus majeures d’un impôt est d’af­fi­cher un coût … mais c’est aus­si ce qui fait la dif­fi­cul­té poli­tique de son institution.

Affectation de l’impôt

Bien que la loi le pros­crive en prin­cipe, on affecte par­fois une recette publique à la cou­ver­ture d’une dépense donnée.

Cette affec­ta­tion peut pré­sen­ter des avan­tages : elle peut don­ner aux agents qui mettent en oeuvre une dépense publique un sens accru de leurs res­pon­sa­bi­li­tés en iden­ti­fiant clai­re­ment le coût du ser­vice public qu’ils rendent. L’ex­pé­rience montre aus­si qu’elle apporte une garan­tie de recette, que les dota­tions à par­tir du bud­get de l’É­tat ne donnent pas tou­jours, alors que la sta­bi­li­té et la pré­vi­si­bi­li­té de la res­source peuvent être néces­saires à la consti­tu­tion d’é­quipes com­pé­tentes et à la conduite d’ac­tions de longue haleine.

À l’in­verse, l’af­fec­ta­tion ôte une sou­plesse pré­cieuse à la dépense publique, sou­plesse conjonc­tu­relle ou struc­tu­relle : la recette de péage appor­tée aujourd’­hui par les auto­mo­biles qui fré­quentent des auto­routes amor­ties per­met de finan­cer de nou­velles auto­routes pour des poids lourds tou­jours plus nom­breux qui n’en paient pas le coût, mais ne per­met pas de finan­cer des trans­ports combinés.

Vue sous l’angle de l’ef­fet inci­ta­tif de l’im­pôt, l’af­fec­ta­tion, lors­qu’on l’ins­ti­tue, peut consti­tuer un pro­grès en fac­tu­rant à l’u­sa­ger du ser­vice public un impôt qui a un cer­tain lien avec ce qu’il coûte à la col­lec­ti­vi­té. Mais cette affec­ta­tion ne garan­tit pas par elle-même qu’il va y avoir tari­fi­ca­tion opti­male pour inter­na­li­ser les coûts externes engen­drés par ceux qui paient l’im­pôt. Les rede­vances des Agences de l’eau équi­librent leurs dépenses : les auto­mo­bi­listes ne paient pas pour la lutte contre la pol­lu­tion des eaux mais les rede­vances des agences ne se sont guère rap­pro­chées d’une tari­fi­ca­tion de l’eau éco­no­mi­que­ment opti­male. On doit même consta­ter que la limi­ta­tion des rede­vances au niveau néces­saire à l’é­qui­libre du bud­get des agences est un obs­tacle majeur à ce que ces rede­vances puissent jouer plei­ne­ment leur rôle inci­ta­tif : une fac­tu­ra­tion des pré­lè­ve­ments d’eau, au coût mar­gi­nai de déve­lop­pe­ment de la res­source, et une taxa­tion des pol­lu­tions, au coût mar­gi­nal des nui­sances engen­drées, rap­por­te­raient à la puis­sance publique des recettes consi­dé­rables qui per­met­traient de bais­ser d’autres impôts.

On doit aus­si sou­li­gner que l’af­fec­ta­tion peut être un fac­teur d’ac­crois­se­ment des pré­lè­ve­ments obli­ga­toires : on crée la res­source pour cou­vrir une dépense jugée impor­tante à un moment don­né, puis, la res­source étant acquise, elle nour­rit des dépenses qui peuvent ne pas conser­ver leur prio­ri­té ini­tiale. Par ailleurs, lorsque l’af­fec­ta­tion limite le taux de l’im­pôt en deçà du niveau de l’ex­ter­na­li­té, et ne per­met pas d’at­teindre l’op­ti­mum par le seul biais de l’im­pôt, elle jus­ti­fie une dépense publique de sub­ven­tion qui serait inutile si l’im­pôt pou­vait être assez incitatif.

Rap­pe­lons enfin que l’af­fec­ta­tion d’un impôt à un fonds d’in­ter­ven­tion pré­sente un effet per­vers chaque fois que l’aide publique ne porte que sur l’in­ves­tis­se­ment et pas sur le fonc­tion­ne­ment (ce qui est le cas géné­ral) : en dimi­nuant le coût des inves­tis­se­ments, on intro­duit un biais dans les choix qui sont faits par les béné­fi­ciaires de la sub­ven­tion ; la répar­ti­tion entre inves­tis­se­ment et fonc­tion­ne­ment n’est plus optimale.

Les impôts néfastes

Si nombre d’im­pôts qui n’existent pas ou sont trop faibles pour­raient orien­ter effi­ca­ce­ment notre déve­lop­pe­ment dans un sens favo­rable à l’en­vi­ron­ne­ment, cer­tains impôts ont un effet néfaste à notre com­pé­ti­ti­vi­té et à l’har­mo­nie de notre socié­té. Tel est le cas de la taxe pro­fes­sion­nelle (assise sur les immo­bi­li­sa­tions cor­po­relles et sur la masse sala­riale, elle repré­sente 1,3 % du PIB) et des impôts assis sur les salaires (coti­sa­tions sociales et ver­se­ment trans­port) qui repré­sentent 19% du PIB. Ces impôts pèsent très lourd dans le déve­lop­pe­ment du chô­mage : ils incitent à l’é­co­no­mie de main-d’oeuvre, ce qui est par­ti­cu­liè­re­ment fâcheux.

Arguments et contre-arguments

Qu’at­tend-on dans ces condi­tions pour déve­lop­per des impôts qui incitent à ne pas por­ter atteinte à l’en­vi­ron­ne­ment, en rem­pla­ce­ment d’im­pôts qui créent du chômage ?

On objecte par­fois que cela pour­rait modi­fier fâcheu­se­ment l’ef­fet redis­tri­bu­tif des impôts actuels et que ce serait don­ner un droit à pol­luer à ceux qui peuvent payer.

Le pre­mier argu­ment évoque à juste titre une contrainte incontestable.

• S’a­gis­sant de l’ef­fet redis­tri­bu­tif au sein des ménages, en com­pen­sa­tion de la créa­tion d’im­pôts » éco­lo­giques « , il fau­drait dimi­nuer cer­tains impôts qui pèsent rela­ti­ve­ment plus sur les ménages à faible reve­nu (ins­tau­rer par exemple un taux nul de TVA pour les consom­ma­tions de pre­mière néces­si­té, dont le niveau croît peu avec le niveau des reve­nus) et réamé­na­ger cer­tains trans­ferts sociaux. Il est cer­tai­ne­ment pos­sible de ne pas intro­duire d’ef­fet redis­tri­bu­tif anti­so­cial à l’oc­ca­sion du déve­lop­pe­ment d’une fis­ca­li­té écologique.

• S’a­gis­sant des entre­prises, il est clair qu’une telle fis­ca­li­té ne se conten­te­ra pas d’in­ci­ter les entre­prises pol­luantes et éner­gi­vores à réduire leurs pol­lu­tions et à éco­no­mi­ser l’éner­gie ; elle avan­ta­ge­ra les entre­prises de main-d’œuvre au détri­ment des entre­prises éner­gi­vores et pol­luantes. Ceci ne peut être fait que pro­gres­si­ve­ment mais est favo­rable à un déve­lop­pe­ment durable.

Le second argu­ment est bien connu mais se retourne aisé­ment : mieux vaut un pol­lueur taxé qu’un pol­lueur impuni.

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(1) Coûts d’in­fra­struc­ture ou de conges­tion, coûts des acci­dents de la route, Coûts des nui­sances locales – bruit et pol­lu­tion des villes – , coûts des pol­lu­tions régio­nales et glo­bales de l’at­mo­sphère enfin.
(2) Dans ce qui suit, pour faire bref, on appelle impôt tout pré­lè­ve­ment obli­ga­toire (taxe, impôt, droit, coti­sa­tion, rede­vance, péage … ).
(3) La taxa­tion est sou­vent le seul moyen de par­ve­nir à ce résul­tat ; lors­qu’une action régle­men­taire est pos­sible, elle est tou­jours plus coû­teuse que l’ap­proche par les prix, car, cen­tra­li­sée, elle ne peut faire jouer toutes les ini­tia­tives décen­tra­li­sées qui sont moins coû­teuses (supé­rio­ri­té du mar­ché sur le GOSPLAN).

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