Beauté
La beauté nous émeut et nous dépasse à la fois, mais le sentiment du Beau est-il vraiment aussi subjectif qu’il y paraît ? N’y a‑t-il pas des êtres, des œuvres, des paysages que toutes les personnes de bonne foi s’accordent à trouver belles, quelles que soient leurs références culturelles ? Pour la musique, l’émotion et l’appréciation sont, plus peut-être que dans tout autre domaine, fonction de la culture de l’auditeur ; un Occidental qui entend un raga d’Inde du Sud ne sera pas touché de la même manière qu’un habitant de Chennaï. Et cependant…
Kathleen Ferrier
La rayonnante Kathleen Ferrier est la contralto légendaire du XXe siècle. Il suffit d’écouter, par exemple, les Kindertotenlieder de Mahler qu’elle chante accompagnée par Bruno Walter à la tête du Philharmonique de Vienne pour se rendre compte que cette légende ne doit rien à sa mort prématurée (à l’âge de quarante et un ans en 1953) : une voix chaude et quasi magique, unique. On trouve ces Kindertotenlieder dans une réédition par EMI de l’intégrale des enregistrements de Ferrier pour la firme1, à côté de Lieder de Brahms et Mendelssohn, d’airs de Purcell et Haendel, d’un extrait de la Messe en si de Bach enregistré lors d’une répétition avec Elisabeth Schwartzkopf dirigée par Karajan, et de l’enregistrement intégral live d’Orphée et Eurydice de Gluck. Une voix réellement émouvante, mais la beauté ne l’est-elle pas toujours ?
Chambristes
Une équipe de chambristes de premier ordre dont Paul Meyer, clarinette, Antoine Tamestit et Lise Berthaud, alto, François Salque, violoncelle, Bruno Schneider, cor, Gordan Nikolitch et Daishin Kashimoto, violon, Frank Braley, piano, emmenés par le pianiste Éric Le Sage, bien connus des aficionados du festival de Salon-de-Provence, a entrepris d’enregistrer l’intégrale de la musique de chambre avec piano de Schumann2.
Ambitieux projet, dont le résultat, d’une qualité musicale exceptionnelle, marquera une date dans l’histoire de l’enregistrement des œuvres de Schumann.
On y trouve bien sûr le Quintette, le Quatuor et son ineffable Andante, les deux Sonates pour violon et piano – et une troisième, posthume, les trois Trios et la Fantasiestücke pour trio, et aussi, beaucoup moins connues, les Six Pièces en canon pour trio (où le violon est remplacé par une clarinette), les Scènes de bal pour deux pianos, les Trois Romances pour hautbois et piano, l’Andante et Variations pour deux pianos, deux violoncelles et cor, et une multitude de pièces toutes plus passionnantes les unes que les autres à découvrir, parmi lesquelles très peu de pièces mineures.
La beauté, ici, vient à la fois de ce que les interprètes sont parfaits, inspirés et extraordinairement homogènes ; et qu’au total, on embrasse à travers sa musique de chambre avec piano toute la vie de Schumann avec ses multiples facettes : enfantin, sentimental, visionnaire, tourmenté, habité par la folie, presque toujours génial. Après avoir écouté ces sept disques, l’auditeur est dans la situation jubilatoire du lecteur qui a terminé À la recherche du temps perdu : il domine une œuvre en réseau, il perçoit les constantes, les efflorescences et les réminiscences qui lient les pièces les unes aux autres : il est heureux. Après un tel achèvement, il faut espérer que la même équipe entreprenne le même projet d’intégrale pour Brahms.
Quatre des musiciens précédents – Le Sage, Berthaud, Salque, Kashimoto – ont enregistré également les deux Quatuors avec piano de Fauré3, pièces dont il a déjà été question ici. Le même brio, la même perfection formelle, le même souci de coller au plus près de deux œuvres qui sont la quintessence du postromantisme français, donc subtiles, novatrices et mesurées.
Beethoven
François-Frédéric Guy poursuit son enregistrement de l’intégrale des Sonates pour piano de Beethoven avec un volume 24 : douze sonates dont la Pastorale, Waldstein, La Tempête, Appassionata, À Thérèse, l’opus 101, etc. Ce qui avait été dit à l’occasion de la parution du volume 1 reste vrai : courage d’un interprète jeune qui vient après de grands anciens, courage récompensé grâce à un vrai travail d’interprétation qui place désormais François- Frédéric Guy au rang des grands beethovéniens, avec un jeu à la fois fidèle et inspiré, sans esbroufe, sans chercher à épater l’auditeur par des artifices : la beauté intérieure.
Enfin, Midori Seiler et Jos Van Immerseel ont enregistré l’intégrale des Sonates pour violon et piano de Beethoven en substituant au piano moderne un pianoforte5, évidemment plus en situation. Le premier effet de surprise passé, on découvre des pièces printanières, beaucoup plus légères que ce à quoi on est habitué, et l’on prend conscience, surtout, du fait que Beethoven n’ayant connu que le pianoforte et ni Steinway ni Bösendorfer ni Bechstein, ce que l’on entend est de toute évidence plus proche de ce qu’il a voulu que les interprétations auxquelles nous sommes habitués. La simplicité peut, elle aussi, engendrer la beauté.
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1. 3 CD EMI.
2. 7 CD ALPHA.
3. 1 CD ALPHA.
4. 3 CD ZIG-ZAG.
5. 3 CD ZIG-ZAG.