Beauté

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°676 Juin/Juillet 2012Rédacteur : Jean SALMONA (56)

La beau­té nous émeut et nous dépasse à la fois, mais le sen­ti­ment du Beau est-il vrai­ment aus­si sub­jec­tif qu’il y paraît ? N’y a‑t-il pas des êtres, des œuvres, des pay­sages que toutes les per­sonnes de bonne foi s’accordent à trou­ver belles, quelles que soient leurs réfé­rences cultu­relles ? Pour la musique, l’émotion et l’appréciation sont, plus peut-être que dans tout autre domaine, fonc­tion de la culture de l’auditeur ; un Occi­den­tal qui entend un raga d’Inde du Sud ne sera pas tou­ché de la même manière qu’un habi­tant de Chen­naï. Et cependant…

Kathleen Ferrier

La rayon­nante Kath­leen Fer­rier est la contral­to légen­daire du XXe siècle. Il suf­fit d’écouter, par exemple, les Kin­der­to­ten­lie­der de Mah­ler qu’elle chante accom­pa­gnée par Bru­no Wal­ter à la tête du Phil­har­mo­nique de Vienne pour se rendre compte que cette légende ne doit rien à sa mort pré­ma­tu­rée (à l’âge de qua­rante et un ans en 1953) : une voix chaude et qua­si magique, unique. On trouve ces Kin­der­to­ten­lie­der dans une réédi­tion par EMI de l’intégrale des enre­gis­tre­ments de Fer­rier pour la firme1, à côté de Lie­der de Brahms et Men­dels­sohn, d’airs de Pur­cell et Haen­del, d’un extrait de la Messe en si de Bach enre­gis­tré lors d’une répé­ti­tion avec Eli­sa­beth Schwartz­kopf diri­gée par Kara­jan, et de l’enregistrement inté­gral live d’Orphée et Eury­dice de Gluck. Une voix réel­le­ment émou­vante, mais la beau­té ne l’est-elle pas toujours ?

Chambristes

Une équipe de cham­bristes de pre­mier ordre dont Paul Meyer, cla­ri­nette, Antoine Tames­tit et Lise Ber­thaud, alto, Fran­çois Salque, vio­lon­celle, Bru­no Schnei­der, cor, Gor­dan Niko­litch et Dai­shin Kashi­mo­to, vio­lon, Frank Bra­ley, pia­no, emme­nés par le pia­niste Éric Le Sage, bien connus des afi­cio­na­dos du fes­ti­val de Salon-de-Pro­vence, a entre­pris d’enregistrer l’intégrale de la musique de chambre avec pia­no de Schu­mann2.

Ambi­tieux pro­jet, dont le résul­tat, d’une qua­li­té musi­cale excep­tion­nelle, mar­que­ra une date dans l’histoire de l’enregistrement des œuvres de Schumann.

On y trouve bien sûr le Quin­tette, le Qua­tuor et son inef­fable Andante, les deux Sonates pour vio­lon et pia­no – et une troi­sième, post­hume, les trois Trios et la Fan­ta­siestücke pour trio, et aus­si, beau­coup moins connues, les Six Pièces en canon pour trio (où le vio­lon est rem­pla­cé par une cla­ri­nette), les Scènes de bal pour deux pia­nos, les Trois Romances pour haut­bois et pia­no, l’Andante et Varia­tions pour deux pia­nos, deux vio­lon­celles et cor, et une mul­ti­tude de pièces toutes plus pas­sion­nantes les unes que les autres à décou­vrir, par­mi les­quelles très peu de pièces mineures.

La beau­té, ici, vient à la fois de ce que les inter­prètes sont par­faits, ins­pi­rés et extra­or­di­nai­re­ment homo­gènes ; et qu’au total, on embrasse à tra­vers sa musique de chambre avec pia­no toute la vie de Schu­mann avec ses mul­tiples facettes : enfan­tin, sen­ti­men­tal, vision­naire, tour­men­té, habi­té par la folie, presque tou­jours génial. Après avoir écou­té ces sept disques, l’auditeur est dans la situa­tion jubi­la­toire du lec­teur qui a ter­mi­né À la recherche du temps per­du : il domine une œuvre en réseau, il per­çoit les constantes, les efflo­res­cences et les rémi­nis­cences qui lient les pièces les unes aux autres : il est heu­reux. Après un tel achè­ve­ment, il faut espé­rer que la même équipe entre­prenne le même pro­jet d’intégrale pour Brahms.

Quatre des musi­ciens pré­cé­dents – Le Sage, Ber­thaud, Salque, Kashi­mo­to – ont enre­gis­tré éga­le­ment les deux Qua­tuors avec pia­no de Fau­ré3, pièces dont il a déjà été ques­tion ici. Le même brio, la même per­fec­tion for­melle, le même sou­ci de col­ler au plus près de deux œuvres qui sont la quin­tes­sence du post­ro­man­tisme fran­çais, donc sub­tiles, nova­trices et mesurées.

Beethoven

Fran­çois-Fré­dé­ric Guy pour­suit son enre­gis­tre­ment de l’intégrale des Sonates pour pia­no de Bee­tho­ven avec un volume 24 : douze sonates dont la Pas­to­rale, Wald­stein, La Tem­pête, Appas­sio­na­ta, À Thé­rèse, l’opus 101, etc. Ce qui avait été dit à l’occasion de la paru­tion du volume 1 reste vrai : cou­rage d’un inter­prète jeune qui vient après de grands anciens, cou­rage récom­pen­sé grâce à un vrai tra­vail d’interprétation qui place désor­mais Fran­çois- Fré­dé­ric Guy au rang des grands bee­tho­vé­niens, avec un jeu à la fois fidèle et ins­pi­ré, sans esbroufe, sans cher­cher à épa­ter l’auditeur par des arti­fices : la beau­té intérieure.

Enfin, Mido­ri Sei­ler et Jos Van Immer­seel ont enre­gis­tré l’intégrale des Sonates pour vio­lon et pia­no de Bee­tho­ven en sub­sti­tuant au pia­no moderne un pia­no­forte5, évi­dem­ment plus en situa­tion. Le pre­mier effet de sur­prise pas­sé, on découvre des pièces prin­ta­nières, beau­coup plus légères que ce à quoi on est habi­tué, et l’on prend conscience, sur­tout, du fait que Bee­tho­ven n’ayant connu que le pia­no­forte et ni Stein­way ni Bösen­dor­fer ni Bech­stein, ce que l’on entend est de toute évi­dence plus proche de ce qu’il a vou­lu que les inter­pré­ta­tions aux­quelles nous sommes habi­tués. La sim­pli­ci­té peut, elle aus­si, engen­drer la beauté.

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1. 3 CD EMI.
2. 7 CD ALPHA.
3. 1 CD ALPHA.
4. 3 CD ZIG-ZAG.
5. 3 CD ZIG-ZAG.

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