Du côté de chez Proust
Longtemps, je me suis couché tard. Il m’incombait en effet de produire chaque mois une chronique théâtrale pour une revue portant le nom mystérieux de La Jaune et la Rouge, mystère qui n’en est d’ailleurs pas un pour ses lecteurs, à supposer qu’elle en ait, puisque, étant polytechniciens, ils savent, même s’ils n’en connaissent pas la raison, que leurs promotions sont vouées tour à tour à ces deux couleurs, celle des cocus, dont la proportion est la même chez eux que dans le reste de la population, et celle des cocos, alors pourtant que cette étiquette politique est, chez les anciens porteurs de bicorne, revendiquée à un moindre degré que dans d’autres catégories sociales, ou du moins rarement affichée car l’on rencontre parfois, surtout chez les personnes de formation scientifique, d’authentiques cocos qui s’ignorent tels.
Dans mon souci d’honnêteté intellectuelle, il me paraissait indécent de tenir à mes lecteurs des propos sur un spectacle sans l’avoir vu, bien que cette pratique se rencontre chez certains de mes confrères chargés de semblables rubriques, et d’ailleurs plus souvent encore, dit-on, chez ceux à qui leur rédaction confie le soin de rendre compte des livres récemment parus. Ne les ayant pas lus, ils peuvent en parler, ou plus exactement en écrire, en toute indépendance de pensée, n’ayant été en rien influencés par celle de l’auteur, situation qui serait au contraire fort inconfortable pour peu que l’auteur affichât des opinions soit différentes de la leur propre, soit seulement trop originales pour qu’ils fussent en état de les comprendre, et surtout d’en rendre compte sans effrayer les lecteurs de la gazette.
Fort récemment pourtant, il m’arriva de me coucher de bonne heure. J’avais, ce jour-là, assisté à un spectacle en matinée, pour la simple raison que, sur sa demande, j’y accompagnai Monsieur de Norpois qui, vieillissant, n’aimait plus à veiller tard. Monsieur de Norpois était en effet très désireux de voir sur scène, non pas la Berma comme j’aurais pu le croire d’abord, mais cet ancien comédien français nommé Jacques Sereys, dont il avait souvent rencontré autrefois la grand-mère de l’épouse, née Rothschild, grand-mère qui comptait parmi les amies les plus intimes de la marquise de Villeparisis, avec qui l’on sait que Monsieur de Norpois fut du dernier bien.
L’incomparable Jacques Sereys, seul sur scène, celle du Petit Montparnasse, entouré de toiles transparentes et mouvantes reproduisant certaines pages du manuscrit de la Recherche, faisait, ce jour-là comme tous les autres, revivre devant les spectateurs émerveillés les passages les plus familiers du Côté de chez Swann. Tour à tour il devenait devant eux le Narrateur, son père bougon, Françoise la servante au grand coeur gavant la famille de plats d’asperges depuis qu’elle avait remarqué qu’éplucher les asperges donnait des crises d’asthme à la fille de cuisine, qu’elle détestait, et encore la plaintive tante Léonie, dite Madame Octave, dont personne n’ignore que la table de chevet, garnie d’une statuette de la Vierge, d’une bouteille d’eau de Vichy, de livres de messe et d’ordonnances de médecin, tenait à la fois du maître-autel et de l’officine de pharmacie, permettant à cette tante respectée de ne manquer, selon les moments, ni l’heure de Complies ni celle de la pepsine, ou bien Eulalie, cette fille active, boiteuse et sourde, qui savait mieux que quiconque approuver “Madame Octave” pour son régime, la plaindre pour ses souffrances et la rassurer sur son avenir.
Il y a toujours un grand charme à retourner dans des lieux que l’on a aimés et cette fois, par la magie des mots, Jacques Sereys nous emmenait à Combray, peut-être mieux encore que la seule lecture, même souvent répétée, de la Recherche. Or ce n’est pas seulement à Combray que nous fûmes transportés, mais aussi, avec Swann et Odette, chez les Verdurin eux-mêmes, ce qui nous permit d’entendre Madame Verdurin prédire les migraines atroces, nées de son émoi artistique, que ne manquerait pas de provoquer la simple audition de la Chevauchée des Walkyries si ce jeune pianiste ami, qu’elle avait invité ce soir-là, s’avisait de la jouer. Et, tandis que flottait dans l’air la petite phrase de la Sonate de Vinteuil, nous vîmes Swann, assis à côté d’Odette dans leur fiacre cahotant sur le pavé parisien, lui arrangeant l’orchidée ornant son corsage, se préparant ainsi avec elle à faire catleya.
“ Ce fut bel et bien éblouissant ”, ne manqua pas de me dire Monsieur de Norpois lorsque nous quittâmes le théâtre. Il se lança aussitôt dans l’éloge, à mes yeux plus que mérité, de Jacques Sereys mais je crois pourtant qu’il aurait dû ajouter à son hommage au talent de l’un de nos meilleurs comédiens une action de grâce rendue au metteur en scène de cet enchantement, Jean-Luc Tardieu, qui, au contraire de bien de ses confrères trop souvent extravagants, avait su, avec pourtant une grande sobriété de moyens, ajouter à la magie des mots celle de l’atmosphère de la Recherche, tout à la fois si onirique et si réelle que, marchant aux côtés de Monsieur de Norpois sur le trottoir ensoleillé de la rue de la Gaîté, je m’attendais à chacun instant à reconnaître soudain parmi les passants Monsieur de Charlus revenant à pied du Jockey, ou encore Legrandin dans son veston droit, presque d’écolier, sur quoi flottaient toujours de si gracieuses cravates lavallières. Mais Jacques Sereys absent, le charme était rompu.