La Locandiera (de Goldoni)
Un lecteur me disait un jour qu’il ne voyait vraiment pas la raison pourquoi l’on pouvait aimer le théâtre de Goldoni. Il en plaçait, pour sa part, la vis comica à cent coudées au-dessous de la farce moliéresque ou des inventions poétiques du grand Will. Certes, Goldoni n’a jamais mis sur la scène un vaniteux imbécile qui donne sa fille au fils du Grand Turc pour la félicité de devenir mamamouchi, et encore moins une fée tombant amoureuse folle d’un homme à tête d’âne, dans l’enchantement d’une nuit d’été. Mais cela ne me dit pas à combien de coudées il convient de le descendre au-dessous des autres. De bien peu à coup sûr pour moi. Et si, pareils à ce lecteur, vous demeuriez réticents, allez donc à la Comédie italienne voir jouer La Locandiera. Le spectacle vous remettra les yeux derrière les trous quant au génie de Goldoni.
Voici peu, je vous avouais dans ces colonnes les réserves que m’avait inspirées le Casanova, sublime histrion monté par le merveilleux petit théâtre de M. Maggiulli au début de cette saison 2004–2005. La pièce, semble-t-il, aura en effet un peu déçu, de sorte que la Comédie italienne vient de changer son affiche et nous présente maintenant une éblouissante Locandiera, peut-être une des meilleures pièces de Goldoni, en tout cas l’une des plus jouées – en ce moment même à Paris, on peut la voir aussi au Théâtre Antoine-Simone Bériau.
Pour la petite histoire, sachez que Goldoni écrivit cette pièce à la fois pour une comédienne qu’il appréciait dans les emplois de soubrette, la Marliani, et, en la privant d’un premier rôle, pour en embêter une autre dont les vapeurs et les caprices lui donnaient sur les nerfs, en l’occurrence l’épouse même de Medebach, chef de la troupe du Sant’Angelo de Venise, avec lequel il commençait d’ailleurs de souhaiter prendre ses distances.
Le sujet de La Locandiera n’est pas, de soi, comique et la pièce, comme il arrive souvent aux vrais classiques à y bien réfléchir, peut devenir ce qu’interprètes et metteur en scène en veulent faire. Il est possible en effet d’en imaginer une version, non pas tragique sans doute, mais disons “douloureuse ”, avec un comte en riche égoïste, quelque peu écrasant, un marquis de Forlipopoli encore jeune, et meurtri de ne pouvoir, faute d’argent, rivaliser avec le comte, un chevalier jouisseur et sceptique mais perdant les pédales face à l’aguichante Mirandolina, elle-même à demi-hystérique et se payant ouvertement la figure de chacun de ses admirateurs, sous les yeux du pauvre Fabricio, à qui elle fut jadis promise et qui s’effraye de la découvrir aussi légère et inconséquente.
Cela s’est vu, car rien ne saurait arrêter l’imagination de metteurs en scène assoiffés de singularité, mais à mon sens il s’agit plutôt alors d’une trahison, que M. Maggiulli ne commet évidemment pas. Sa propre vision est résolument comique, et il “ en rajoute ” même, avec de ces petites trouvailles propres à vous requinquer l’esprit et dont il possède le secret : par exemple en confiant, sous prétexte de manque de moyens, les rôles des deux théâtreuses en ribote, Hortense et Déjanire, à des travestis jouant les évaporées et les précieuses au-delà du raisonnable, bien que l’un d’eux soit malencontreusement un tantinet barbu. Un régal !
Le maître du lieu sait bien en outre que le théâtre est fait pour être vu, au moins autant qu’entendu : comme d’habitude sur cette petite scène, les costumes, toujours portés avec élégance et raffinement, sont l’occasion d’un déploiement de formes et de couleurs qui vaudrait, à lui seul, le déplacement. On admirera en particulier la robe de Mirandolina (Mme Lestrade, bien entendu), sans doute un peu bien belle pour une simple aubergiste, mais on ne va pas à la Comédie italienne pour le réalisme, n’estce pas ?
On y va pour la féerie. Allez‑y donc. Je vous garantis que vous en sortirez tout ragaillardis, ce qui n’est pas à négliger par les temps qui courent.