Rééditions et nouveautés

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°600 Décembre 2004Rédacteur : Jean SALMONA (56)

La musique clas­sique n’est pas un pro­duit de consom­ma­tion de masse et ne se porte pas bien. Les grands édi­teurs se concentrent, les indé­pen­dants sont de moins en moins nom­breux, et l’édition sur­vit – dif­fi­ci­le­ment – en enre­gis­trant peu et en réédi­tant les grands enre­gis­tre­ments des années 1955–1990. Il y a aus­si la mobi­li­sa­tion, pour relan­cer la consom­ma­tion, des tech­no­lo­gies nou­velles : Super-audio CD1 (SACD), CD ou SACD à 4 pistes (sur­round), DVD. Mais in fine, c’est vous, amou­reux de la musique, qui déte­nez la clé de l’avenir de l’édition. Aus­si, amis lec­teurs, allez au concert et ache­tez des disques !

Symphoniques

Trois réédi­tions : la 6e Sym­pho­nie (Pathé­tique) de Tchaï­kovs­ki par Pierre Mon­teux et le Bos­ton Sym­pho­ny (1955)2, La Mer de Debus­sy, Escales de Jacques Ibert et la Sym­pho­nie avec orgue de Saint-Saëns, par Charles Munch et le même Bos­ton Sym­pho­ny (1956−1959)3, et deux concer­tos par le légen­daire Van Cli­burn4, le n° 1 de Tchaï­kovs­ki avec le RCA Sym­pho­ny diri­gé par Kiril Kon­dra­shin (1958), et le n° 2 de Rach­ma­ni­nov avec le Chi­ca­go Sym­pho­ny diri­gé par Fritz Rei­ner (1962). La ver­sion Mon­teux de la Pathé­tique, fluide et sans pathos, est supé­rieure à la ver­sion Kara­jan de 1964. Munch, spé­cia­liste insur­pas­sé de la musique fran­çaise, fait aus­si mer­veille en par­ti­cu­lier dans La Mer. Van Cli­burn a assis sa légende sur les deux concer­tos qu’il joue ici. Mais ce qui frappe le plus, c’est l’extraordinaire qua­li­té tech­nique de ces enre­gis­tre­ments, très supé­rieurs aux CD asep­ti­sés clas­siques, et qui reprennent les finesses des disques micro­sillons que regrettent les vrais amateurs.

La 9e Sym­pho­nie, la der­nière que Mah­ler ache­va, et que, comme Mozart la 41e, il n’entendit jamais, est aus­si la plus belle : un adieu pas­sion­né à la vie, comme la Pathé­tique était l’adieu, déses­pé­ré, de Tchaï­kovs­ki. L’interprétation de Ric­car­do Chailly avec l’Orchestre du Concert­ge­bouw5 est une mer­veille de pré­ci­sion et d’équilibre, qui refuse le pathos et l’excès, comme Mon­teux dans la Pathé­tique, et conduit à l’émotion et, in fine, à la séré­ni­té par l’économie de moyens. Exceptionnel.

Voix

Un autre adieu à la vie, les Vier letzte Lie­der de Richard Strauss par Eli­sa­beth Schwarz­kopf et l’Orchestre Radio Sym­pho­nique de Ber­lin diri­gés par George Szell en 1961 : l’enregistrement de légende est réédi­té en CD avec 12 autres lie­der de Strauss6, tou­jours avec George Szell et, cette fois, le Lon­don Sym­pho­ny. C’est le nir­va­na musi­cal, la jouis­sance suprême. Le CD est accom­pa­gné d’un DVD : la fin de l’acte 1 du Che­va­lier à la Rose, avec Schwarz­kopf dans le rôle de la Maréchale.

Les mélo­dies de Pou­lenc, que tout semble oppo­ser aux lie­der de Strauss, sont moins mon­daines et légères qu’il n’y paraît : comme Ravel, Pou­lenc est un pudique et dis­si­mule ses émo­tions der­rière une façade d’humour feint. Le bary­ton Ber­nard Kruy­sen, accom­pa­gné par Noël Lee, a enre­gis­tré trois cycles de mélo­dies sur des poèmes d’Eluard, Le Tra­vail du Peintre (Picas­so, Cha­gall, Braque, etc.), Tel Jour Telle Nuit, Cinq Poèmes, ain­si que d’exquises Chan­sons Gaillardes sur des poèmes ano­nymes du XVIIe siècle7 : la quin­tes­sence de l’esprit fran­çais raf­fi­né des années 1920–1930.

Michael Haydn est moins connu que son frère Joseph ; l’enregistrement récent de son Requiem et de deux de ses Sym­pho­nies par l’Orchestre de chambre de Lau­sanne, chœur et solistes, diri­gés par le mozar­tien Chris­tian Zacha­rias8 per­met de décou­vrir une musique bien construite, très mélo­dique, très éla­bo­rée, plus proche de Mozart que de Joseph Haydn. Autre requiem, d’une cer­taine manière, que l’Œdi­pus Rex de Stra­vins­ki et Coc­teau, dont on réédite la ver­sion diri­gée par Bern­stein en 1972 avec Tatia­na Troya­nos dans le rôle de Jocaste9, sans doute l’œuvre la plus forte de Stra­vins­ki avec le Sacre et The Rake’s Pro­gress. Un “ ora­to­rio- opé­ra ” sombre et dur qui, au-delà du mythe racon­té par Sophocle, sym­bo­lise le tra­gique de la des­ti­née humaine.

Musique de chambre

Le Quin­tette avec pia­no n° 2 de Dvo­rak est, avec celui de Schu­mann, l’archétype du genre, som­met de la musique de chambre de Dvo­rak, et Chris­tian Zacha­rias, qui l’interprète avec le Qua­tuor de Leip­zig10, joue Dvo­rak comme il joue Mozart, avec cette ten­dresse déta­chée et un peu amère aux anti­podes de la tra­di­tion roman­tique, qui convient si bien au Slave Dvo­rak. Qua­li­té tech­nique superbe. Sur le même disque, le Quin­tette pour cordes dans la veine “ amé­ri­caine ” de Dvorak.

Dans la série “ Great recor­dings of the Cen­tu­ry ”, EMI réédite les Suites pour vio­lon­celle seul de Bach par Paul Tor­te­lier11. C’est la ver­sion de réfé­rence, la seule qui soit com­pa­rable à l’enregistrement ancien de Casals : équi­libre, res­pect rigou­reux de la métrique, cha­leur et ron­deur du son, et cette alchi­mie impal­pable qui dis­tingue les chefs‑d’œuvre.

Le Qua­tuor Debus­sy a treize ans. Il vient d’enregistrer les Qua­tuors de Ravel et Fau­ré12. Le Qua­tuor a été la der­nière œuvre de Fau­ré, ter­mi­née peu de temps avant sa mort. Alors que concerts et fes­ti­vals dis­pensent qua­tuors de Bee­tho­ven, Schu­bert, Brahms ad nau­seam, le Qua­tuor de Fau­ré est, inex­pli­ca­ble­ment, rare­ment joué et peu enre­gis­tré. Par sa pro­fon­deur, ses recherches har­mo­niques – il est proche de l’atonalité – son ori­gi­na­li­té thé­ma­tique, et aus­si par son atmo­sphère d’abord déses­pé­rée et fina­le­ment exta­tique, il se classe par­mi les plus beaux des qua­tuors du XXe siècle, proche de ceux de Chos­ta­ko­vitch et Bar­tok. Le Qua­tuor Debus­sy joue ces deux qua­tuors exac­te­ment comme il le faut, dans le goût fran­çais, avec pré­ci­sion et mesure, et une superbe palette de couleurs.

Sous le titre El Dia­blo Suel­to, John Williams, digne suc­ces­seur d’Andrès Sego­via, a enre­gis­tré des pièces pour gui­tare du Vene­zue­la, qui sont de petites mer­veilles de mélo­die, d’harmonie, de com­plexi­té et de rigueur d’écriture13. Cette musique, certes mar­quée par son ori­gine lati­no-amé­ri­caine, atteint à l’universalité comme celles de Cou­pe­rin ou de Bach lui-même, et de plus, véhi­cule un charme sen­suel auquel il serait peu sage de résis­ter : écou­tez Maria Caro­li­na et Pre­lu­dio de Adios en mor­dant dans la chair jaune d’une mangue mure et tié­die par le soleil.

Jonathan Gilad, la divine surprise

Ingé­nieur des Ponts et pia­niste pro­fes­sion­nel : Jona­than Gilad (X 2001) par­tage son temps entre les salles de concert – dont Car­ne­gie Hall – et celles, plus aus­tères, de l’École d’application. Son pre­mier disque, pré­sen­té par Mar­tha Arge­rich, avait été ana­ly­sé dans ces colonnes alors qu’il pas­sait le bac. Deux nou­veaux enre­gis­tre­ments révèlent non pas un très bon musi­cien mais un pia­niste majeur, de la race des Pol­li­ni et des Bren­del. Dans le pre­mier disque14, Gilad joue trois Sonates de Mozart, n° 10, 12, et la célèbre 14 en ut mineur. Gilad joue les deux pre­mières sonates, écrites à Paris dans une période insou­ciante de la vie de Mozart (qui avait à peu près l’âge de Gilad aujourd’hui), avec brio et légè­re­té, et la n° 14, com­po­sée après un drame per­son­nel (et que Gilad a l’intelligence de faire pré­cé­der de la Fan­tai­sie en ut mineur, écrite dans ce but par Mozart), un peu comme une sonate de Bee­tho­ven, les unes et l’autre avec une infi­nie sub­ti­li­té du tou­cher. Ce qui sai­sit dès la pre­mière audi­tion, c’est l’extraordinaire matu­ri­té de l’interprétation : nous avons com­pa­ré cet enre­gis­tre­ment avec celui, légen­daire, de Gie­se­king, et ceux, plus récents, de Glenn Gould puis Fazil Say : c’est Gilad qui joue le plus juste et qui nous touche le plus. Le disque Bee­tho­ven15 pré­sente lui aus­si trois Sonates : les n° 5, 17 (La Tem­pête) et 23 (Appas­sio­na­ta). Dans les trois, per­fec­tion de la forme, jus­tesse du ton, pro­fon­deur : la com­pa­rai­son avec les inter­pré­ta­tions de réfé­rence d’Artur Schna­bel et, pour l’Appas­sio­na­ta, celle d’Horowitz, n’est pas en faveur des deux pon­tifes. On repar­le­ra de Jona­than Gilad.

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1. Tous audibles aus­si sur un lec­teur de CD banal.
2. 1 CD-SACD RCA 2876613972.
3. 1 CD-SACD RCA 2876613872.
4. 1 CD-SACD RCA 2876613922.
5. 2 CD-SACD DECCA 475 6191.
6. 1 CD EMI 5 57752 0.
7. 1 CD ARION ARN 50654.
8. 1 CD MDG 340 1245–2.
9. 1 CD SONY SK 90383.
10. 1 CD MDG 307 1249–2.
11. 2 CD EMI 5 62878 2.
12. 1 CD ARION ARN 68647.
13. 1 CD SONY SK 90451.
14. 1 CD LYRINX LYR 2234.
15. 1 CD LYRINX LYR2222.

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