Nos voisins du dessous
Il y a bien des manières de voyager, pour un promeneur généralement quelconque ou pour un écrivain envisageant dès la préparation de son périple de transformer en lignes, chapitres, croquis ou chroniques ses aventures et ses observations. Bill Bryson, se donnant pour objectif de présenter les Australiens, “ nos voisins du dessous ”, à ses lecteurs de l’hémisphère Nord et d’abord des États-Unis où il vit, entretient avec “ l’art du voyage ” des rapports originaux.
Ainsi, de la préparation. Le voyageur, qui veut tirer le plus grand profit de son expédition ou simplement du week-end qu’il a réussi à libérer entre ses rendez-vous professionnels, prépare avec application son circuit, consulte livres et guides, est attentif aux horaires des transports, regarde les cartes et se donne pour but évident de ne pas rater les sites et les monuments qui sont précisément les plus évidents.
Il y aurait en effet quelque chose de paradoxal, pour un futur auteur de “ chroniques australiennes ”, à ne pas du tout passer à Kakadu, ou, encore plus grave, à ne pas rester quelque temps près du magnifique Uluru (Ayers Rock) ou des autres formations géologiques proches, King’s Canyon, les Oglas (aujourd’hui Kata Tjuta) pour la sotte raison d’avoir oublié de réserver une chambre d’hôtel. C’est pourtant ce que nous raconte l’auteur, dont on comprend à cet épisode, comme à bien d’autres, qu’il est plus intéressé par d’autres rencontres que par l’ensemble des “ beaux panoramas à ne surtout pas rater ”.
Cela ne l’empêche pas de nous proposer de l’accompagner à Perth, à Canberra, à Sydney, ou à Melbourne – mais c’est plutôt pour nous parler de ses rencontres avec des amis qui lui servent de guides occasionnels ou, plus souvent, de ses discussions fortuites avec des inconnus qui lui permettent de porter un jugement parfois amusé, toujours ou presque sympathique sur les Australiens.
Ces rencontres sont personnelles, et ce qui intéresse Bryson est autant ce qui lui arrive, à lui, au gré de ses itinéraires – que ce qu’il en voit. Il n’en est pas à adopter une façon tout à fait ouverte de voyager, en acceptant n’importer quelle halte ou n’importe quel détour en fonction de ses bavardages ou des incidents de route : ce n’est pas Nicolas Bouvier, se laissant guider en Afghanistan, en Inde ou au Japon par les hasards de l’auto-stop, de ses problèmes de santé, de ses ennuis financiers dans une quête de l’Autre qui devient une quête de soi ; mais Bill Bryson en approche un peu, attentif à ne pas nous épargner des égarements, des coups de soleil intempestifs, et – souvent – des mécomptes dans des pubs qui ne lui servent pas la bonne bière au bon moment.
Sans doute pense-t-il que cette approche est la meilleure pour intéresser ses lecteurs américains, qui ignorent tout de l’Australie (c’est lui qui le dit, et le démontre au terme d’intéressants calculs de citations dans la presse américaine). Ses chroniques ne sont donc pas une encyclopédie ; il y glisse pourtant, à l’occasion, des passages qui pourraient s’intégrer dans une description plus ambitieuse de ce continent.
Ainsi, ses nombreuses digressions sur la faune du pays. Certes, il donne facilement dans le sensationnel, le crocodile mangeur d’hommes, le requin assassin, le serpent qui vous tue en trois secondes ou même moins, l’ornithorynque qui propose à ceux qui arrivent à le voir ses caractéristiques paradoxales, le ver-le-plus-long-du-monde, et la dangereuse méduse qui vous lacère de ses cheveux et vous empoisonne. Mais les anecdotes qui colorent ses descriptions sont bien venues, car elles témoignent de sa fascination pour cette arche de Noé terriblement originale.
De même, le regard qu’il porte sur les populations qui ont successivement peuplé ce pays est-il plein de sympathie et souvent documenté : je ne parle pas simplement des Aborigènes, au sujet desquels, sans approcher le lyrisme de Chatwyn, il essaie de comprendre la politique australienne, mais aussi des bagnards, de leurs descendants, des immigrés successifs qui ont fait et continuent à faire ce pays. Il ne s’agit pas d’un traité de sociologie, loin de là, mais de remarques qu’un ethnologue pourrait faire sur le terrain, sans parti pris et donc avec honnêteté.
De même lui arrive-t-il, à l’occasion de ses déplacements, de raconter quelques-unes de ces explorations vers l’intérieur des terres où des aventuriers, toujours audacieux et souvent stupides dans l’impréparation, se sont perdus dans la découverte de nouvelles terres ou les traversées incongrues – avant de périr de soif puis de se retrouver statufiés sur les places de Melbourne.
On l’aura compris : les chroniques australiennes de Bill Bryson sont parfois déconcertantes pour le lecteur français. Peu cartésiennes dans leur approche : ce n’est pas un dictionnaire, pas une encyclopédie, même pas un récit de voyage selon une trajectoire rectiligne genre voyage à la Bougainville. Ce n’est pas une ambitieuse réflexion, style voyage aux USA de Michel Chevalier ou de Tocqueville, qui nous proposaient à partir d’un cahier des charges de départ (les moyens de transport ou le système des prisons) une approche globale de la civilisation américaine.
Ce n’est pas non plus “ Rêveries d’un promeneur solitaire ”, car même s’il approche souvent de l’autodérision que suscite une aventure malheureuse, Bill Bryson sait éviter d’encombrer par des réflexions narcissiques sur lui-même un livre d’abord consacré à l’Australie et aux Australiens ; l’Australie, si gigantesque, si originale et si diverse ; les Australiens, si “ formidables ”, c’est l’adjectif qu’il répète assez souvent et se justifie très souvent.