Hypothèque
Dans ces colonnes, je vous avais dit en son temps tout le bien que l’on pouvait penser des Directeurs, de M. Daniel Besse. Or cet auteur dramatique vient de nous donner une seconde pièce, Hypothèque, à présent jouée au Théâtre de l’Œuvre.
Il faut y courir, si vous ne voulez pas manquer cette nouvelle manifestation d’un talent donnant toutes raisons de penser qu’il sera très grand, et marquera dans l’histoire du théâtre. Après Les Directeurs, tragédie au sens exact du mot (ouvrage dramatique propre à exciter la terreur ou la pitié, selon les bons dictionnaires), M. Besse change totalement de registre et passe avec Hypothèque à la franche comédie (ouvrage dramatique destiné à divertir en présentant les travers et les ridicules des caractères et des mœurs d’une société). Et je puis vous garantir que l’on se divertit bien.
Les deux œuvres pourtant présentent des caractères communs. En premier lieu, l’extrême originalité des sujets. Il n’est pas si fréquent de voir traiter sur scène la vie intime d’une entreprise, le thème des Directeurs. Quant à Hypothèque, disons que les péripéties liées à l’achat d’un appartement tiennent jusqu’à la fin le théâtre rempli. Pour fêter l’imminente signature de l’acte de vente en sablant le champagne avant d’aller dîner au restaurant, Marc et Sergine ont invité leur vieil ami Victor et son giton, un jeune thésard en biologie, promis à un brillant avenir dans la recherche.
Seulement voilà, juste avant de partir le matin pour son bureau au cabinet d’un secrétaire d’État, Victor a trouvé un mot laconique du giton, disant qu’il ne pourrait venir chez leurs amis mais l’y appellerait au téléphone. Victor en infère que son giton veut le quitter. Ses amis tentent aussi gentiment que maladroitement de le rassurer. Le téléphone sonne. Ce n’est pas le giton, mais le notaire. Il y a un problème pour la signature de l’acte : manque au dossier le formulaire de levée d’hypothèque.
Marc et Sergine en concluent que le merveilleux appartement, en quoi ils ont mis toutes leurs complaisances, et aussi déjà pas mal d’argent, est hypothéqué. Autrement dit, qu’ils se sont fait arnaquer ! Ils se montent le bourrichon. Ulcéré qu’ils attachent plus d’importance à leur supposé malheur qu’au supposé sien, Victor en rajoute.
Des imprécations fusent. Des châtiments exemplaires sont évoqués. De gaffes en gaffes et sans le vouloir, Marc et Sergine finissent par révéler à Victor que le giton le trompe depuis plus d’un an avec son patron de thèse, qu’ils connaissent bien par ailleurs.
Retéléphone. À la déception de Victor, ce n’est toujours pas le giton, mais le notaire, rappelant aimablement pour rassurer ses clients : le notaire des vendeurs avait oublié de joindre à son courrier la levée d’hypothèque. On va pouvoir boire le champagne. Non, ce serait maladroit, à cause de Victor. On sonne à la porte. Paraît le giton. Il a pu se libérer plus tôt qu’il ne pensait de son cocktail à la fac. Il est tout content. Il a rencontré le recteur d’Académie. On lui a promis de l’avancement. Et c’est chic de la part de ses amis de l’avoir ainsi attendu pour déboucher le champagne. On lui dit que Victor sait tout maintenant. Il ne comprend pourtant pas comment ce dernier a pu imaginer qu’il voulait le quitter. Cela est hors de question, d’autant que, justement, son patron de thèse vient de lui rendre sa liberté.
Reste à savoir si leurs vieilles amitiés à tous quatre résisteront à tant de tristes révélations. Ils l’espèrent. Trinquons, dit Marc. Oui, pour l’instant, on n’a qu’à trinquer, répond Victor. Sans évidemment trop savoir à quoi, ni à qui.
Tout cela est ultracontemporain, comme vous voyez. Et fidèle à la définition : M. Besse nous aura en effet bien fait rire “ des caractères et des mœurs de notre société ”. Ce avec un talent infini dans l’enchaînement scénique et la densité du texte. Un exemple : M. Besse disait un jour à un critique qu’il n’aimait point les didascalies, ces petites indications en italique ajoutées par l’auteur. Il les tient pour le signe d’un manque de sûreté dans la construction même du dialogue, qui doit, de soi, tout suggérer.
D’une pareille exigence, de tant de rigueur de plume, soutenue par une expérience de comédien, l’on conçoit que puissent jaillir des personnages quasi intemporels dans leur vérité, que pourtant nous avons tous déjà rencontrés, tout comme dans Les Directeurs.
Ajoutons, sans rien ôter au mérite de l’auteur, que son texte est servi par trois grands comédiens : Roland Giraud (Victor), Maaïke Jansen son épouse à la ville (Sergine) et Stéphane Hillel (Marc). Le giton Patrick est joué par Tristan Petitgirard. Ils sont mis en scène avec sobriété et naturel par Patrice Kerbrat, un ancien du Français ayant quitté la Maison de Molière avant qu’elle fût prise de folie. Un vrai bonheur pour nous : il sert ainsi le théâtre mieux qu’il n’eût pu le faire en restant rue de Richelieu.